Faut-il décentraliser les négociations collectives ?

Agathe Simon, Université de Strasbourg (BETA)

Isabelle Terraz, Université de Strasbourg (BETA)

Le chômage de masse des années 1990 a amené l’OCDE à préconiser des réformes du marché du travail. L’institution recommande notamment de décentraliser les négociations collectives. Suite à la crise financière de 2008, les instances européennes réitèrent cette recommandation, plus particulièrement à l’égard des pays sous assistance financière.

Mots-clefs : emploi et chômage, négociation salariale et syndicat, politique et stratégie de l’emploi.

Citer cet article

Agathe Simon , Isabelle Terraz « Faut-il décentraliser les négociations collectives ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 37, 41 - 47, Hiver 2017.

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En 1994, face à un chômage élevé et persistant, l’OCDE proposait une « Stratégie pour l’emploi » et suggérait des pistes de réforme visant à modifier la structure de fonctionnement du marché du travail. A ce titre, l’institution proposait d’apporter des modifications aux systèmes d’éducation et de formation, de favoriser la flexibilité du temps de travail mais également celle des salaires. Ainsi, il était fait état de la nécessité d’« accroître la flexibilité des coûts salariaux et de main d’œuvre en supprimant les contraintes qui empêchent les salaires de refléter les conditions locales et le niveau de qualification de chacun, en particulier chez les jeunes travailleurs. » L’idée de décentraliser les négociations est alors avancée. Il s’agit, plus précisément, de rapprocher le niveau des négociations de l’entreprise afin d’être plus en cohérence avec les conditions économiques de celles-ci.

Quelques années plus tard, L’Europe lançait sa « Stratégie européenne pour l’emploi » lors du Traité d’Amsterdam de 1997 et s’accordait avec l’OCDE sur la nécessité de mettre en œuvre des politiques structurelles dans les pays européens. Parmi les nombreuses propositions, on retrouve cette volonté d’obtenir des accords entre partenaires sociaux (organisations syndicales et patronales) qui soient plus proches de l’entreprise. Ces dernières recommandations ont ressurgi suite à la crise de 2008 dans les pays du Sud de l’Europe sous assistance financière.

Nous allons d’abord rappeler les principales recommandations de l’OCDE et de l’Union européenne (UE) au cours des années 1990 ainsi que leurs évolutions. Ensuite, nous examinerons la mise en œuvre de ces recommandations dans 15 pays de l’UE avant de conclure.

1. Que disent les instances internationales ?

1.1 Les recommandations de l’OCDE

La décentralisation des négociations collectives recommandée par l’OCDE repose notamment sur un article de Calmfors et Driffill (1988), soulignant l’existence d’une relation non linéaire entre le niveau de chômage et celui des négociations collectives. Considérant que les négociations salariales peuvent avoir lieu aux niveaux central, sectoriel ou de la firme, les deux auteurs montrent que la relation entre le chômage et le niveau de négociation prend la forme d’une courbe en cloche. Ainsi, des négociations collectives au niveau central ou au niveau de l’entreprise sont corrélées avec un faible chômage. En effet, au niveau décentralisé, les négociations sont en accord avec les conditions que connaissent les entreprises et permettent des hausses de salaire compatibles avec leur survie. A l’autre extrême, dans le cadre de négociations centralisées, les syndicats internalisent les conséquences de leurs revendications salariales sur les performances économiques du pays. Au niveau intermédiaire, soit au niveau sectoriel, les augmentations salariales risquent d’être excessives et sont susceptibles de conduire à une hausse du chômage.

Les instances internationales vont retenir l’argument des avantages liés à la décentralisation des négociations. Ces recommandations émergent, par ailleurs, dans un contexte marqué par un accroissement de la compétition internationale. Alors que des accords sectoriels pouvaient limiter la compétition entre entreprises dans une économie relativement peu ouverte, le phénomène de globalisation rend caduc un tel argument. Par ailleurs, des changements dans les fonctionnements organisationnels des entreprises peuvent être observés. Ils prennent la forme de pratiques managériales plus horizontales et d’une plus grande diversification des tâches. Il peut alors se créer un décalage entre les accords sectoriels et le fonctionnement effectif de l’entreprise (Visser, 2013).

Une dizaine d’années plus tard, l’OCDE révisera ses recommandations (2004 ; 2006). L’institution dresse le constat d’une baisse tendancielle du taux de syndicalisation et d’une décentralisation de la négociation seulement dans quelques pays (Pays-Bas, Suède). De manière générale, il apparaît que les pays se sont avérés plutôt réticents à l’idée de décentraliser les négociations, ce qui peut s’expliquer par le fait que les modes de négociations collectives sont profondément ancrés dans le tissu social et, par conséquent, mettent du temps à s’adapter. De plus, les gouvernements ont pu éprouver la crainte d’une augmentation des inégalités et préférer maintenir le système existant dans un souci d’équité et de cohésion sociale.

Pour sa part, Soskice (1990) a montré que des systèmes dans lesquels les acteurs des négociations coordonnent leurs actions peuvent avoir des performances aussi bonnes que les systèmes centralisés. Dans sa révision de 2004, l’OCDE va alors construire un indicateur du degré de coordination/centralisation des négociations et tester empiriquement son effet sur la performance macroéconomique (chômage, emploi, inflation et croissance des salaires réels) des pays. La coordination (voir encadré 1) peut être une mesure de « degré de consensus » des partenaires sociaux. L’indicateur centralisation/coordination est ensuite calculé comme étant la moyenne des indicateurs de centralisation et de coordination.

Encadré 1 : Indicateurs de centralisation et de coordination

Centralisation


1 = Essentiellement au niveau des entreprises et des établissements.
2 = À la fois au niveau du secteur et des entreprises, une proportion importante de salariés étant couverte par des négociations d’entreprise.
3 = Essentiellement au niveau sectoriel.
4 = Essentiellement négociations sectorielles, mais aussi accords périodiques au niveau central.
5 = Niveau central prédominant.

Coordination


1 = Négociations fragmentées au niveau des entreprises/établissements, avec peu ou pas de coordination par des associations à des niveaux plus élevés.
2 = Négociations fragmentées au niveau des secteurs et des entreprises, avec peu ou pas d’effet d’entraînement.
3 = Négociations au niveau du secteur, avec un effet d’entraînement non systématique et une coordination modérée entre les principaux acteurs de la négociation.
4 = a) Coordination informelle de la négociation au niveau du secteur et des entreprises par des organisations chefs de file (multiples) ; b) Négociations coordonnées par des confédérations chefs de file, notamment négociations menées sous la direction du gouvernement (accords tripartites, pactes sociaux) ou imposition de barèmes de salaires par le gouvernement. c) Effet d’entraînement systématique, joint à une forte concentration syndicale et/ou une coordination des négociations par les grandes entreprises ; d) arbitrage des salaires par le gouvernement.
5 = a) Coordination informelle des négociations au niveau des entreprises par une confédération syndicale ; b) Négociations coordonnées par des confédérations chefs de file ou imposition par le gouvernement d’un barème/gel des salaires, avec obligation de paix sociale.

Source : Base de données ICTWSS, Visser (2015).

Les pays sont classés en trois catégories selon le niveau de centralisation/coordination (élevé, moyen, faible) pour les années 1970, 1980 et 1990. On constate alors que la catégorie du pays ne semble pas avoir une influence déterminante sur l’évolution du chômage. L’OCDE (2004) en conclut alors que « l’idée selon laquelle les pays à coordination et centralisation intermédiaire enregistreraient en général les plus mauvaises performances trouve assez peu de support empirique ».

En 2006, l’OCDE réalise une nouvelle étude sur la relation entre l’indicateur de centralisation/coordination et le taux de chômage et aboutit, une fois encore, à des résultats fragiles. En définitive, les recommandations de 1994 ne semblent pas trouver de justification empirique et l’institution « incite à beaucoup de prudence lorsque l’on tente de tirer de ses travaux des conclusions destinées à orienter les choix politiques ».

Néanmoins, l’OCDE recommandera en 2006 de continuer dans le sens d’une plus grande flexibilité du marché du travail notamment via une facilitation du recours aux clauses dérogatoires tout en reconnaissant que les modèles inclusifs, caractérisés par un fort taux de couverture et des négociations centralisées et coordonnées, sont tout aussi efficaces que des modèles décentralisés (Aidt et Tzannatos, 2008 ; OECD 2006 ; Traxler and Brandl, 2012).

1.2 Les instances européennes

De son côté, dans la Stratégie Européenne pour l’Emploi (SEE) de 1997, l’UE incite également les États-membres à décentraliser les négociations collectives afin de flexibiliser le marché du travail. La politique de l’emploi reste une prérogative nationale mais l’Europe intervient pour susciter des convergences entre pays dans le but d’améliorer le niveau et la qualité de l’emploi. La Commission propose des lignes directrices de l’emploi, propositions qui seront déclinées au niveau national puis feront l’objet de recommandations de la part des instances européennes (De Palma et Terraz, 2015). Les recommandations distillées par l’UE vont dans le sens d’un meilleur ajustement de l’évolution des salaires aux conditions locales des entreprises et par conséquent de la productivité.

Suite à la crise de la dette en Europe, les pays de la zone euro vont chercher à éviter les déséquilibres excessifs. En mars 2011, les États-membres signent « le Pacte pour l’euro », afin de renforcer la coordination de leurs politiques économiques. Ce pacte vient s’ajouter aux accords déjà existants (Pacte de Stabilité et de Croissance, Stratégie Europe 2020) dans le but de renforcer la compétitivité au sein de la zone euro. Parmi les objectifs de ce pacte, figure celui de « promouvoir l’emploi » qui insiste sur la nécessité de mieux aligner les salaires sur la productivité. Pour y parvenir, il est fait état de la nécessité de «  réexaminer les dispositifs de fixation des salaires et, le cas échéant, le degré de centralisation du processus de négociation, ainsi que les mécanismes d’indexation, l’autonomie des partenaires sociaux dans le cadre du processus de négociation collective devant être préservée  ». Ainsi, on retrouve ici l’idée de décentralisation du niveau des négociations afin de mieux s’ajuster aux conditions des entreprises.

Les pays européens vont également se doter de mécanismes de surveillance additionnels dans le cadre du six-pack (2011) et du two-pack (2013). Ces dispositifs définissent un nouveau calendrier dans le cadre de « Semestres européens » au cours desquels la Commission européenne conseille les États-membres en termes de politiques économiques. Si l’accent est mis sur la résorption des déficits et la baisse de la dette publique, un volet sur les salaires émet des recommandations afin que les pays membres contrôlent mieux l’évolution de leurs coûts salariaux unitaires. Par exemple, la Commission recommande en 2015 de veiller à davantage de connexion entre salaires et productivité (Belgique, France, Italie, Espagne et Portugal). La décentralisation des négociations est un moyen d’y parvenir. Ainsi, il est également suggéré à l’Italie de développer des négociations de second niveau, soit des négociations intervenant au niveau de l’entreprise. Concernant la France, la Commission (2015) incite à « faciliter, aux niveaux des entreprises et des branches, les dérogations aux dispositions juridiques générales » et précise « qu’il est nécessaire d’aligner davantage la progression des salaires sur la productivité et de rendre plus flexible le mécanisme de fixation des salaires ». La Commission européenne ne recommande pas directement aux pays de décentraliser, mais cela est sous-jacent dans la mesure où c’est un des moyens d’atteindre les prescriptions.

2. Et dans les faits ?

En réponse à ces recommandations, il convient d’analyser comment les pays ont réagi et s’ils ont mis en place des mesures aboutissant à une décentralisation effective des négociations et contribuant à rapprocher les négociations salariales du niveau de l’entreprise. Concrètement, décentraliser les négociations collectives peut se réaliser de deux façons (Traxler, 1985) :

  • La décentralisation désorganisée, soit de façon directe, avec un remplacement des accords nationaux ou sectoriels par des accords au niveau de la firme ;
  • La décentralisation organisée, soit de façon indirecte, avec l’instauration de possibilité de dérogation afin de permettre une plus grande marge de manœuvre aux négociations dans l’entreprise.

Dans notre analyse, nous allons nous axer sur deux indicateurs (voir encadré 2) de négociation développés par Visser (2013 ; 2016). Le premier indicateur fait référence au niveau principal de négociation (national, sectoriel, entreprise ou systèmes intermédiaires) tandis que le deuxième se réfère à un niveau effectif de négociation. En effet, dans de nombreux pays, les négociations peuvent intervenir simultanément à différents niveaux. Par exemple, en Finlande, les négociations salariales ont lieu à la fois au niveau sectoriel et à celui de l’entreprise. En prenant en compte la façon dont s’articulent ces différents niveaux de même que la hiérarchie des éléments négociés entre eux, Visser aboutit à un indicateur composite, qui représente le niveau effectif de négociation.

Encadré 2 : Indicateurs du niveau de négociation

Niveau principal de négociation des salaires

5 : Négociation prend place principalement au niveau central
4 : Négociation au niveau du secteur et au niveau national
3 : Principalement au niveau du secteur
2 : Alterne entre secteur et niveau entreprise
1 : Principalement au niveau de l’entreprise

Niveau effectif des négociations

Composé de
− Niveau principal de négociation ;
− Fréquence à laquelle des accords supplémentaires au niveau de l’entreprise se font (3 : fréquent ; 2 : seulement les grandes entreprises ; 1 : rare même dans les grandes entreprises ; 0 : pas d’accord supplémentaire (ou non applicable sur level est déjà = 1)
− Clause d’ouverture dans les accords (Variable binaire, 1 : accords en contiennent ; 0 : accords n’en contiennent pas) ;
− Niveau d’articulation des négociations (3 = désarticulé, lorsque des accords supplémentaires se font au niveau de l’entreprise ils sont informels et supprimés ou restreints par la loi ; 2 = Articulé, accord additionnels au niveau entreprise sont reconnus et fait par les syndicats ; 1 = désarticulé, accords additionnels ne sont pas mis en place par les syndicats) ;
− Dérogation (3 = principe de faveur est inscrit et strictement appliqué par la loi ; 2 = principe de faveur est dans la loi mais dérogation possible ; 1 = pas défini dans la loi ; 0 = principe de faveur inversé).

Source : Base de données ICTWSS, Visser (2015).

Avant la crise financière

Concernant le niveau principal de négociation (tableau 1), on observe qu’avant la crise financière la moitié des pays de l’UE-15 [1] négocient au niveau sectoriel. A l’époque, les négociations sont plus centralisées en Belgique, Finlande, Grèce et Irlande tandis qu’elles sont plus proches de l’entreprise au Luxembourg. Pour l’ensemble des pays considérés, le niveau principal de négociation n’a que peu évolué depuis les stratégies pour l’emploi de l’OCDE et de l’UE.

La prise en compte du niveau effectif de négociation permet de nuancer ce propos. L’indicateur composite construit par Visser est essentiellement basé sur le niveau principal de négociation présenté ci-dessus. Cependant, l’indicateur effectif diminue lorsque les négociations au niveau de l’entreprise se font plus courantes ou lorsque la législation autorise des clauses d’ouverture. Par ailleurs, le niveau effectif augmente lorsque les négociations sont mieux articulées ou que le principe de faveur [2] est important. Ainsi, le développement de clauses dérogatoires ou d’ouverture dans les accords de branche qui permettent aux accords d’entreprises de s’écarter de ceux conclus au niveau supérieur va diminuer l’indicateur composite. Il permet alors d’analyser précisément les différents canaux via lesquels les pays modifient le système de relations professionnelles.

Avant la crise financière, cinq pays ont effectivement décentralisé leurs négociations. C’est le cas de l’Allemagne, l’Autriche, la France, les Pays-Bas et la Suède. Les négociations restent principalement au niveau sectoriel mais ces pays autorisent les clauses d’ouverture à partir de la fin des années 90 ou au début des années 2000. Ceci est combiné avec le développement des négociations au niveau de l’entreprise (Allemagne en 1993 ; Autriche en 1997) ou une remise en cause du principe de faveur (France en 2004). Selon ce dernier principe, les négociations d’entreprise en France peuvent théoriquement conclure des accords moins favorables qu’au niveau sectoriel mais ce principe ne concerne pas tous les domaines de négociations et n’est possible que si la branche n’a pas verrouillé cette possibilité. En France donc, du fait de ces différents dispositifs, l’indicateur effectif de décentralisation diminue (il passe de 3,1 à 2,25 entre 1990 et 2014). En prenant en compte cet indicateur effectif, Danemark, France et Luxembourg apparaissent ainsi comme des pays relativement décentralisés.

Tableau 1. Niveau principal et effectif de négociation

  Niveau principal de négociation Niveau effectif de négociation
1990-94 1995-00 2000-04 2005-10 2010-14 1990-94 1995-00 2000-04 2005-10 2010-14
Autriche 3 3 3 3 3 3,55 3,4 3,3 3,3 3,1
Belgique 4,8 4,4 4,4 4,8 4,8 4,4 4 4 4,4 4,4
Danemark 3 3,4 3 3 3 2,4 2,8 2,4 2,4 2,4
Finlande 4 4,2 4,2 3,7 4,2 4,15 4,35 4,35 3,75 3,85
France 3 3 3 3 3 3,1 2,75 2,57 2,25 2,25
Allemagne 3 3 3 3 3 3,35 3,05 3,01 2,85 2,85
Grèce 4,8 4,6 4,6 4,6 2,6 5,55 5,35 5,35 5,35 2,07
Irlande 5 5 5 4,2 1 4,65 4,65 4,65 3,92 1
Italie 2,8 3 3 3 3 2,82 3,05 3,14 3,05 2,85
Luxembourg 2 2 2 2 2 2,4 2,4 2,4 2,4 2,4
Pays-Bas 3,4 3 3,6 3 3 3,67 3,15 3,55 2,9 2,9
Portugal 3,8 3,8 3 3 3 4,55 3,26 3,75 3,75 3
Espagne 3 3 3 3 3 3,5 3,38 3,3 3,3 2,81
Suède 3,8 3 3 3 3 3,45 2,65 2,4 2,4 2,4
Royaume-Uni 1,8 1 1 1 1 1,53 1 1 1 1

Source : Base de données ICTWSS, Visser (2015) et calculs des auteurs.

Globalement, les pays ont principalement utilisé les clauses d’ouverture sans remettre complètement en cause la structure de leur système de négociation. Précisons cependant qu’avant la crise financière, le recours aux clauses d’ouverture ne concerne qu’un tiers des pays de l’UE-15. En dépit d’une pression concurrentielle plus forte et de la modification des modes de production, une grande majorité des pays maintient le système en place.

Depuis la crise financière

Suite à la crise financière, le processus de décentralisation s’accélère. En Finlande, le niveau principal de négociation passe au niveau sectoriel entre 2008 et 2011. En Irlande, les pactes nationaux encadrant les négociations sont abandonnés à partir de 2009 et seules les négociations d’entreprise perdurent. Dans un premier temps, et face à l’ampleur de la crise, les entreprises du secteur privé mobilisent la clause « inability to pay » pour ne pas appliquer les normes de progression des salaires centralisées (Delahaie et al., 2012). Les pactes nationaux seront abandonnés ensuite. En Grèce, le système est profondément modifié. Le processus de négociation est fortement décentralisé alors qu’il partait d’un niveau de centralisation élevé.

Par ailleurs, les pays qui ne l’avaient pas fait auparavant généralisent les clauses d’ouverture au début de la crise financière (Finlande, Italie en 2009, Espagne en 2010) ou lors de la crise des finances publiques (Grèce en 2011 et Portugal en 2012) et accroissent le poids des négociations en entreprise (Finlande et Irlande en 2009 ; Autriche et Grèce en 2011).

Pour le cas de la Grèce, les réformes sont non négligeables, et principalement poussées par la Troïka (FMI, BCE, Commission européenne). On peut mentionner par exemple la possibilité offerte aux entreprises de négocier directement avec les travailleurs sans présence nécessaire des syndicats. De plus, l’articulation entre les différents niveaux de négociation est moins importante qu’auparavant et les négociateurs ont la possibilité de conclure au niveau de l’entreprise des accords moins favorables qu’au niveau supérieur. L’Espagne, quant à elle, va également mettre en place une succession de réformes en instaurant notamment la possibilité pour les entreprises, et sous certaines conditions, de se désengager des accords sectoriels qui pourraient être trop contraignants. Cependant, l’inversion du principe de faveur n’est pas utilisée couramment. Une étude du ministère du travail espagnol a montré, en 2015, que moins de 5 % des entreprises ont eu recours à ce mécanisme.

Le Portugal va aussi connaître une dynamique de décentralisation avec une réforme principale en 2012 qui inclut l’introduction de clauses dérogatoires et accorde la priorité aux accords d’entreprises. Le cas du Portugal est plus particulier car marqué par des normes de travail très hétérogènes et parfois contradictoires. En effet, les relations sont très tendues entre les travailleurs et les employeurs et il existe une forte rivalité entre les syndicats (Visser, 2013). En 2011, le processus de décentralisation des négociations s’accompagne également d’une interruption de l’extension des conventions collectives, procédé courant jusqu’alors.

C’est finalement sous l’influence de la crise financière ou des problèmes économiques rencontrés lors des décennies précédentes qu’une grande majorité des pays de l’UE-15 ont amendé leurs systèmes de relations professionnelles pour décentraliser les négociations. Durant la période d’étude, seuls quatre pays n’ont pas suivi cette tendance (Belgique, Danemark, Luxembourg et Royaume-Uni). Danemark et Luxembourg avaient déjà un niveau de négociation effectif relativement faible (2,4) tandis que les négociations britanniques étaient complètement décentralisées. Dans ce panorama, la Belgique fait figure d’exception dans la mesure où le système de négociation collective n’a pas connu d’évolution majeure sur la période et qu’il apparaît relativement centralisé au regard des autres pays.

3. Conclusion

Aller dans le sens d’une décentralisation des négociations permettrait théoriquement aux entreprises une plus grande adaptabilité aux variations du marché. Sous la pression européenne, les réformes ont été particulièrement radicales dans les pays du sud de l’Europe et ont profondément remis en cause les systèmes de relations professionnelles. Cependant, la supériorité de ce système de négociation sur les performances globales des pays n’est pas avérée empiriquement (OCDE, 2004 ; 2006 ; 2012). La pertinence de ces politiques de désinflation compétitive reste donc à prouver.

Références bibliographiques :

Aidt, Toke S., & Zafiris Tzannatos (2008), “Trade Unions, Collective Bargaining and Macroeconomic Performance : A Review,” Industrial Relations Journal 39 (4), 258–295.

Calmfors, Lars, & John Driffill (1988), “Bargaining Structure, Corporatism and Macroeconomic Performance,” Economic Policy 3 (6), 13-61.

Commission européenne (2015), « Recommandation du Conseil concernant le programme national de réforme de la France pour 2015 et portant avis du Conseil sur le programme de stabilité de la France pour 2015, » Journal officiel de l’Union européenne.

De Palma, Frrancesco, & Isabelle Terraz (2015), « Politique de l’emploi : quelle stratégie pour l’Europe ? » dans M. Dévoluy et G. Koenig (eds), Les politiques économiques européennes : progrès et échecs, 2015, Le Seuil.

Delahaie, Noélie, Jean-Marie Pernot, & Catherine Vincent (2012), « Stratégies syndicales et négociations salariales face à la crise en Europe, » La Revue de l’Ires, 73(2), 47-68.

Organisation for Economic Co-operation and Development (1994), The OECD Jobs Study, Evidence and Explanation, Part II : The Adjustment Potential of the Labour Market. Paris : OECD.

Organisation for Economic Co-operation and Development (2004), “Wage Setting Institutions and Outcomes,” In Employment Outlook 2004, 127-181. Paris : OECD.

Organisation for Economic Co-operation and Development. (2006), “Reassessing the Role of Policies and Institutions for Labour Market Performance : A Quantitative Analysis,” in Employment Outlook 2006, 207-231. Paris : OECD.

Organisation for Economic Co-operation and Development (2012), “Labour Losing to Capital : What explains the Declining Labour Share ?” In Employment Outlook 2012, 109-161. Paris : OECD.

Soskice, David (1990), “Wage Determination : the Changing Role of Institutions in Advanced Industrialized Countries,” Oxford Review of Economic Policy, 6 (4) : 36-61.

Visser, Jelle (2013), “Wage Bargaining Institutions – from Crisis to Crisis,” Economic Papers n°488. Directorate General Economic and Financial Affairs (DG ECFIN). Brussels : European Commission.

Visser, Jelle (2015), ICTWSS Data base, Version 5.0. Amsterdam : Amsterdam Institute for Advanced Labour Studies AIAS.

Visser, Jelle. (2016). “What Happened to Collective Bargaining during the Great Recession ?” IZA Journal of Labor Policy 5 (1) : 9.


[1Nous nous concentrons sur les pays appartenant à l’UE avant l’élargissement de 2004.

[2Lorsque les négociations peuvent avoir lieu à plusieurs niveaux (prenons par exemple le cas de négociations au niveau sectoriel et de l’entreprise), on dira que le principe de faveur est important si un accord de niveau inférieur (entreprise) ne peut aboutir à des conditions négociées moins favorables que celles obtenues au niveau supérieur (sectoriel).

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