La flexicurité version française
Isabelle Terraz, Université de Strasbourg (BETA)
Quelques statistiques permettent de mettre en perspective le thème de la fléxicurité. Mais il convient d’être très attentif aux démarches de type « copier- coller » en matière sociale.
Mots-clefs : droits du travail et sociaux, emploi et chômage, flexicurité, marché du travail, politique et stratégie de l’emploi.
Citer cet article
Isabelle Terraz « La flexicurité version française », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 16, 28 - 32, Eté 2007.
Les objectifs de l’Union européenne, évoqués au sommet de Lisbonne en 2000, puis réaffirmés dans le cadre des lignes directrices pour l’emploi en 2003 sont de favoriser la flexibilité du marché du travail tout en accordant plus de sécurité aux salariés. Pour reprendre les termes de la Commission, il faut mettre en place « un équilibre adéquat entre flexibilité et sécurité pour soutenir la compétitivité des entreprises, améliorer la qualité et la productivité du travail et faciliter l’adaptation des entreprises et des travailleurs aux mutations économiques ». Ainsi, après avoir vanté les mérites de la flexibilité, c’est actuellement le concept de « flexicurité » qui est mis en avant au sein des instances européennes. L’exemple type mobilisé pour illustrer la conciliation de ces deux objectifs est le modèle danois, qui allie une grande flexibilité du marché du travail, une prise en charge généreuse des chômeurs et des politiques d’emploi actives. Il réussit de ce fait à combiner taux d’emploi élevé et redistribution importante.
En France, cette conciliation semble plus que difficile. Depuis une quinzaine d’années en effet, on a assisté à un développement de la flexibilité externe dans la mesure où les entreprises ont eu un recours accru au travail temporaire. Durant la même période, le sentiment de sécurité des salariés par rapport à l’emploi s’est dégradé. Il paraît évident que ce sentiment est imputable non seulement au développement des contrats temporaires, mais également à l’importance du taux et de la durée du chômage en France. Tandis que nombre de pays européens réussissent à réduire de façon notable la proportion de personnes privées d’emploi, le chômage français reste encore à un niveau élevé parmi le plus élevé de l’Union européenne. De façon générale, le problème de l’emploi y apparaît comme crucial pour les jeunes comme pour les seniors.
Le vécu français semble ainsi fort éloigné des objectifs européens. Sans vouloir chercher à exporter des recettes miracles du modèle danois, l’objectif est de rappeler les caractéristiques dominantes de l’économie française en les situant dans une perspective européenne.
Flexibilité et sécurité à l’échelle européenne
Une des facettes du modèle danois largement mise en avant, est que la législation sur la protection de l’emploi y est relativement modérée (Tableau 1). Dans un monde en perpétuel changement, les entreprises pourraient faire face à leur besoin de flexibilité en se séparant relativement facilement de leurs employés (flexibilité numérique) à l’image de ce que l’on retrouve dans les pays anglo-saxons.
Pays | Rigueur globale (2003) | Mouvements de main d’œuvre (2000-01) (2003) | ||
Même emploi | Autre emploi | Sans emploi | ||
Allemagne | 2,5 | 80,7 | 12,3 | 7 |
Autriche | 2,2 | 84,8 | 10 | 5,2 |
Belgique | 2,5 | 86,2 | 11,5 | 2,3 |
Danemark | 1,8 | 79,3 | 16,7 | 4 |
Espagne | 3,1 | 70,2 | 20,9 | 8,9 |
Finlande | 2,1 | 83,5 | 12,2 | 4,3 |
France | 2,9 | 84,8 | 9,6 | 5,6 |
Grèce | 2,9 | 84,6 | 9,7 | 5,7 |
Irlande | 1,3 | 73,8 | 18,6 | 7,6 |
Italie | 2,4 | 85 | 10,4 | 4,6 |
Pays-Bas | 2,3 | 79,3 | 17 | 3,7 |
Portugal | 3,5 | 84,5 | 10,8 | 4,7 |
Royaume-Uni | 1,1 | 76,2 | 18 | 5,8 |
Source : Indicateur synthétique, OCDE, Perspectives de l’emploi, 2004. Transitions : Pourcentage des personnes en emploi en octobre 2000 qui sont respectivement dans le même emploi, dans un autre emploi et sans emploi un an après, Champ : Salariés du secteur privé en octobre 2000, Source : ECHP 2000-2001.
De ce fait, une part importante de la main d’œuvre danoise, irlandaise et anglaise change d’emploi chaque année tandis que, à l’exception de l’Espagne, les changements d’emploi sont moins nombreux dans les pays continentaux ou méditerranéens (Tableau 1). Ainsi en France, seuls 15 % des salariés du secteur privé occupent un emploi différent un an après ce qui montre une stabilité dans l’emploi parmi les plus importantes de l’UE. Un des corollaires de la flexibilité numérique réside dans une probabilité plus grande de perdre son emploi. Cependant, cette perte n’aura pas les mêmes conséquences selon la gestion du chômage. Ainsi, outre la probabilité de perdre son emploi, la sécurité des salariés dépend de trois éléments : de la prise en charge de la période de chômage (couverture et indemnisation du système d’indemnisation du chômage), de la transition plus ou moins rapide vers l’emploi (dépend des politiques d’activation et de la situation macroéconomique) et des conditions auxquelles se font cette reprise d’emploi (existence ou non d’une pénalité due au passage par le chômage).
Pays | Taux de chômage | Indemnisation des personnes ayant connu le chômage | ||
Total | Longue durée (12 mois et plus) | Part des chômeurs indemnisés | Indemnisation moyenne** (personnes indemnisées) | |
Allemagne | 8,4 % | 4,7 % | 78,9 % | 573 |
Autriche | 4,8 % | 1,3 % | nd | nd |
Belgique | 8,2 % | 4,2 % | 89,9 % | 486 |
Danemark | 3,9 % | 0,8 % | 92,8 % | 735 |
Espagne | 8,5 % | 1,9 % | 37,4 % | 452 |
Finlande | 7,7 % | 1,9 % | nd | nd |
France | 9,4 % | 4,0 %(p) | 58,6 % | 508 |
Grèce | 8,9 % | 4,8 % | 22,7 % | 201 |
Irlande | 4,4 % | 1,4 % | 80,9 % | 521 |
Italie | 6,8 % | 3,4 % | 9,1 % | 378 |
Pays-Bas | 3,9 % | 1,7 % | nd | nd |
Portugal | 7,7 % | 3,8 % | 33,5 % | 420 |
Royaume-Uni | 5,3 % | 1,2 % | 32,2 % | 272 |
** Indemnisation moyenne des personnes indemnisées en parité de pouvoir d’achat pour les personnes ayant déclaré avoir connu le chômage durant le panel. Source : ECHP 1994-2001.
Taux de chômage : Enquêtes Forces de Travail- Eurostat (2006) -Taux de chômage de longue durée : chômeurs de longue durée en pourcentage de la population active totale. (p) : provisoire.
Si le dernier élément est plus difficile à appréhender, les performances danoises sur le niveau de prise en charge du chômage et la gestion de la transition vers l’emploi sont particulièrement bonnes (Tableau 2). Le Danemark réussit à conjuguer une prise en charge importante des chômeurs et un accompagnement de ces chômeurs par le biais de politiques actives qui leur garantit un rapide retour à l’emploi. La France, au contraire, assure une prise en charge du chômage moyenne en termes de couverture et de niveaux des prestations allouées et particulièrement faible pour les jeunes. Mais c’est surtout l’importance du chômage et du chômage de longue durée qui sont préoccupants en France. Ainsi, la probabilité de perdre son emploi y est légèrement supérieure à la moyenne européenne mais certaines personnes éprouver également de grandes difficultés à en sortir. Le taux de sortie du chômage est faible en France, la durée moyenne du chômage étant de plus de 16 mois en France contre 12 mois pour les pays de l’OCDE.
Un marché du travail français dual ?
Le développement de l’emploi temporaire
Durant les vingt dernières années, la part de l’emploi temporaire a fortement progressé en France (Tableau 3) alors même que la législation sur la protection de l’emploi se renforçait au cours des années 90. Il semblerait que la France ait géré son besoin accru de flexibilité par un recours accru aux contrats temporaires (flexibilité externe) tout en continuant à protéger le statut des salariés en poste.
Pays | 1985 | 2000 | 2004 | Évolution (en points) |
Espagne | 16 | 32.1 | 30.4 | +14.4 |
Portugal | 14 | 20.4 | 19.9 | +5.9 |
Finlande | 16 | 16.5 | 16.2 | + 0.2 |
Suède | 13 | 15.2 | 15.1 | +2.1 |
France | 4.5 | 15.5 | 12.3 | +7.8 |
Pays-Bas | 6.5 | 14 | 14.6 | +8.1 |
Grèce | 21 | 13.1 | 12.4 | -8.6 |
Allemagne | 9.5 | 12.7 | 12.2 | +2.7 |
Danemark | 12 | 10.2 | 9.8 | -2.2 |
Italie | 11 | 10.1 | 11.9 | +0.9 |
Belgique | 6 | 9 | 8.7 | +2.7 |
Royaume-Uni | 6.5 | 6.7 | 5.7 | -0.8 |
EU | - | 13.5 | 13.3 | - |
OCDE | - | 13.9 | 14.5 | - |
Source : OCDE 2006
Quel est le devenir de ces personnes ? Un salarié sur trois embauché en contrat à durée déterminée bénéficiait d’un emploi stable un an après [1] (CERC 2005, p.96). Le rapport du CERC juge ce taux non négligeable de même que Goux (2000) qui estime que les contrats temporaires sont « l’instrument privilégié de l’ajustement à court terme, mais également de la transformation d’emplois instables en emplois stables ». Pour paraphraser les constats précédents, deux tiers des personnes qui sont toujours en contrat précaire un an après, cela n’est pas négligeable surtout lorsque la durée moyenne d’un CDD est limitée. Pour certains les contrats courts vont s’enchaîner ou conduire à une alternance avec le chômage.
En termes de comparaison européenne, les performances françaises sont médiocres. Selon le panel européen des ménages, seulement 25 % des travailleurs qui étaient en emploi temporaire [2] en 1999 ont un emploi permanent un an après. Seules les performances espagnoles (25 %) et portugaises (10 %) sont analogues tandis que le taux de transition est de 50 % et plus en Autriche, Irlande et aux Pays-Bas.
Les perspectives d’emploi des salariés en contrat temporaire ne sont pas très bonnes. Des transitions vers l’emploi stable plutôt faibles, des transitions vers le chômage plus marquées (Cancé et Fréchou 2003, Fougère 2003) sachant que les performances françaises en termes de sortie du chômage sont médiocres. Rien d’étonnant alors à ce que les « transitions soient vécues sur le mode négatif » (Gautié 2003) et que le sentiment d’insécurité en emploi soit particulièrement marqué (Postel Vinay, Saint Martin 2004).
….qui concerne plus certaines catégories de salariés
Dans un contexte où les transitions sur le marché du travail se sont amplifiées durant les dernières décennies, il est frappant de constater que l’ancienneté moyenne dans l’emploi a augmenté en France entre 1992 et 2001 (Eurostat), passant de dix à onze ans entre ces deux dates. Si les contrats précaires se développent et que l’ancienneté moyenne en emploi augmente, c’est forcément que le fossé se creuse entre les différentes catégories de salariés. Par exemple, les différences de risque de perdre son emploi selon l’ancienneté en emploi ont fortement augmenté. A caractéristiques du salarié et de l’emploi données, cette probabilité a été multipliée par 3.5 depuis le début des années 70 pour ceux qui ont moins d’un an d’ancienneté tandis qu’elle restait stable pour ceux ayant dix ans d’ancienneté (Gautié 2003).
L’âge est un élément important de cette scission. Outre l’importance du taux de chômage des jeunes, leur proportion en contrats précaires est également importante. Cette tendance s’est accentuée dans la mesure où ceux qui ont terminé leurs études en 1998 [3] sont plus nombreux à être embauchés sur ce type de contrats qu’en 1992 (+6 points) et ce, malgré une conjoncture économique plus favorable. Ne pas avoir accès à un emploi stable est synonyme également de difficultés pour l’accès au logement locatif, l’accession à la propriété comme aux prêts bancaires (CERC 2005).
En outre, la situation des jeunes est d’autant plus défavorable que leur niveau de qualification est faible. Elle augmente la probabilité d’être au chômage et diminue l’accès à un emploi stable. La durée médiane dans un CDD avant d’accéder à un CDI est de trois mois pour un diplômé du troisième cycle alors qu’elle est de 18 mois pour les non diplômés. Il semblerait alors que le contrat temporaire joue le rôle de marchepied vers l’emploi stable pour les plus qualifiés mais pas pour les non qualifiés. De façon générale, la qualification est un élément important de la stabilité de l’emploi. Les cadres sont quatre fois plus nombreux que les salariés qualifiés à être dans la même entreprise depuis le début de leur carrière.
Conclusion
L’intégration des jeunes et des non qualifiés au marché du travail est donc un problème crucial. Il s’esquisse un marché du travail à deux vitesses dans lequel une partie de la population va connaître une alternance de contrats temporaires et de chômage tandis qu’une autre connaît une plus grande stabilité. Peut-on accepter que de telles inégalités se creusent sans essayer d’envisager des voies de réforme ? Si le modèle danois peut nous apporter quelques enseignements notamment en termes d’accompagnement des chômeurs vers l’emploi, il serait cependant erroné de vouloir exporter des « recettes miracles » ou seule une composante du système. Rappelons que d’autres éléments contribuent à expliquer le scénario « gagnant-gagnant » du Danemark tel que le fait que ce soit un petit pays très ouvert sur l’extérieur, que le policy-mix dans ce pays qui n’a pas adopté l’euro est différent et qu’il existe une réelle culture de dialogue entre partenaires sociaux.
Références bibliographiques
CERC (2005) « La sécurité de l’emploi face au défi des transformations économiques », Rapport n°5, Paris, La documentation française.
Goux, D. (2000) « La place des CDD et des CDI dans le fonctionnement du marché du travail français » in Plein emploi, Les rapports du Conseil d’Analyse économique, n°30, Paris, La Documentation française.
Cancé, R. and Fréchou, H. (2003), « Les contrats courts : sources d’instabilités mais aussi tremplin vers l’emploi permanent », Premières synthèses, n°14.1, avril, DARES.
Fougère, D. (2003), « Instabilité de l’emploi et précarisation des trajectoires » in Trajectoires professionnelles et chômage, Les troisièmes entretiens de l’emploi, ANPE.
Gautier, J. (2003), « Transitions et trajectoires sur le marché du travail en France : mutations et conséquences » in Trajectoires professionnelles et chômage, Les troisièmes entretiens de l’emploi, ANPE.
Postel-Vinay, F. Saint Martin, A. (2004), « Comment les salariés perçoivent la protection de l’emploi ? », document de travail delta, http://www.delta.ens.fr/postel-vinay/fabwps.html
[1] Transitions entre CDD en 2000 et CDI en 2001.
[2] Attention, le champ d’étude est différent. Les contrats temporaires analysés sont les CDD, l’Interim ainsi que les contrats aidés.
[3] L’enquête « Génération 98 » étudie les trajectoires professionnelles de tous les jeunes ayant achevé leurs études.
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