Le traité transatlantique et la résistance citoyenne

Michel Dévoluy, Université de Strasbourg (BETA).

Les Etats-Unis et l’Union européenne ont entamé des négociations en vue d’établir un partenariat approfondi pour le commerce et l’investissement à l’horizon 2015. Alors que les négociations ont débuté dans une certaine indifférence, elles soulèvent désormais de rudes critiques, surtout en provenance de la société civile. Ces réactions obligent les négociateurs à plus de transparence et à réviser certaines lignes directrices. Ici, ce sont les citoyens qui administrent une leçon de démocratie aux Etats. Mais la leçon sera-t-elle suivie de réels effets ?

Mots-clefs : commerce international, négociations commerciales internationales, Organisation mondiale du commerce (OMC), politique commerciale, relations économiques internationales, Traité transatlantique.

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Michel Dévoluy « Le traité transatlantique et la résistance citoyenne », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 30, 11 - 16, Eté 2014.

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Le traité transatlantique s’inscrit dans le mouvement de globalisation qui s’est accéléré depuis trois décennies. Nous commencerons donc par le mettre en perspective historique. Puis nous présenterons ses enjeux et les principales critiques qui lui sont adressées. Nous conclurons sur le rôle majeur des citoyens dans la mise de ce traité sur le devant de la scène.

La globalisation en perspective

La volonté de créer un vaste espace économique qui supprimerait toutes les entraves aux échanges commerciaux et aux investissements entre des États souverains est ancienne. Elle remonte aux premières analyses des bienfaits du commerce international des auteurs classiques, à commencer par David Ricardo au tout début du 19e siècle. Mais, déjà à l’époque, le libre-échange sans limite ne faisait pas l’unanimité. Une forme de protectionnisme pouvait avoir ses vertus, notamment pour soustraire les industries naissantes de la concurrence internationale.

Nul doute que le commerce entre les États apporte des bienfaits. Il permet d’obtenir des matières premières et de nouveaux produits ; les investissements à l’étranger peuvent favoriser le développement de certains pays ; les échanges contribuent à pacifier les relations entre les États. Bref, la mondialisation économique comporte des aspects positifs indéniables.

Pour autant, la logique libre échangiste ne doit pas prendre le pas sur les options politiques d’une société souveraine. Un État doit être en capacité d’imposer certaines normes concernant les biens et les services vendus sur son territoire. Il doit pouvoir décider de protéger certaines industries ou certaines activités afin qu’elles se développent à l’abri des seules lois du marché. Il est en droit de défendre son modèle économique et social en empêchant que l’ouverture au monde conduise à entamer les acquis en matière de protection de ses citoyens.

L’idée selon laquelle le développement du commerce mondial est un vecteur essentiel de la croissance économique et de l’amélioration du bien-être collectif s’est largement ancrée dans les esprits, surtout depuis les années 1980. La pensée dite ultra ou néo libérale est désormais dominante, parfois jusqu’à l’aveuglement. La diffusion de cette doctrine a été d’autant plus facile qu’il est aisé de montrer qu’un Etat qui commerce très peu avec les autres brille rarement par son dynamisme économique et sa démocratie. Mais à l’inverse, un des dangers de la course à la compétitivité exacerbée est représenté par le dumping fiscal et social. Il y a une forme de paradoxe à pratiquer la guerre économique en vue de construire une communauté internationale pacifiée.

Après les deux guerres mondiales le commerce a été promu pour deux séries de raisons : accélérer la reconstruction économique et éviter les tensions entre les États. Le Fonds monétaire international (FMI), la banque mondiale, l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), le GATT (General agreement on tariff and trade), devenu l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995 sont les principales organisations qui ont été chargées par la communauté internationale, c’est à dire en fait par les pays occidentaux, de promouvoir et de soutenir le mouvement de libéralisation des échanges. On a ainsi assisté depuis 1945 à :

  • une baisse impressionnante des tarifs douaniers ;
  • une quasi élimination des contingentements et des quotas ;
  • une libéralisation totale des flux monétaires et financiers ;
  • un mouvement d’harmonisation des normes.

Lorsque des conflits dans l’application des règles apparaissent (entre Etats, entre entreprises et entre États et entreprises de nationalités différentes) ils sont résolus, selon les cas, par des tribunaux internationaux ou nationaux ou par des procédures d’arbitrage privés.

Marché ou État ?

Il existe des tensions, voire de contradictions, entre l’exercice de la souveraineté des États et la recherche des avantages du libre-échange. D’un côté, il y a la logique des marchés, de l’autre celle des États. Reste à savoir qui doit placer le curseur entre ces deux forces.

Le mouvement de mondialisation est avant tout actionné par des entreprises et des investisseurs dont l’objectif est de faire des profits. Pour ces acteurs économiques, le marché, c’est à dire la concurrence libre et non faussée, représente le système économique le mieux adapté. Ils sont donc les défenseurs d’une concurrence sans entrave. Ils veulent une zone de libre-échange où les règlementations concernant les caractéristiques des produits et le marché du travail sont minimales. Ils souhaitent également pouvoir investir en toute liberté, ce qui implique la sécurité des contrats et la certitude que leurs choix ne seront pas perturbés par des décisions ou des textes juridiques produits par les États dans lesquels ils ont investi. En suivant la logique du marché, il faut remplir deux objectifs :

  • La réglementation concernant les échanges de biens, de services et de capitaux doit être minimale et ne pas distordre la concurrence, c’est à dire faciliter la recherche du maximum de profit.
  • Lorsqu’un Etat change les règles qui prévalaient au moment où un investissement a été effectué, l’investisseur doit avoir droit à des compensations financières. On peut ici penser au cas d’une nationalisation ou, plus simplement, à un choix politique qui réduirait les perspectives de profit de l’entreprise qui a investi.

Face à la mondialisation, l’Etat doit pouvoir continuer à imposer librement l’ensemble des choix démocratiques qui ont été effectués au nom de ses citoyens. En suivant la logique de l’intérêt public, il faut remplir les deux objectifs suivants :

  • L’État doit pouvoir imposer des règles, même si celles-ci entravent la libre circulation des biens, des services et des capitaux entre un État et le reste du monde.
  • Si certaines règles conduisent à désavantager un investisseur étranger, il faut que la décision de compensation financière soit prise exclusivement par l’État et au nom de l’État.

Il existe clairement une divergence entre la logique du marché et celle des États. Mais cette divergence s’estompe lorsque les États et leurs représentants épousent largement la logique des marchés. Dans ce cas, la puissance publique soutient le bien-fondé de la doctrine libérale et met tout en œuvre pour libéraliser les économies. C’est à ce moment-là que les États peuvent prendre des décisions, ou conclure des traités, qui s’avèrent en définitive contraires à l’intérêt général. Il est alors utile, et même indispensable, que les citoyens et les organisations non gouvernementales veillent et évitent que les États intériorisent sans suffisamment de discernement la logique des marchés. Le traité transatlantique nous confronte directement aux problèmes que nous venons de pointer.

La genèse du traité transatlantique

Le traité dénommé à l’origine TAFTA (Transatlantic Free Trade Agreement) et qui s’appelle désormais le TTIP (Transatlantic Trade and Investment Parternship) est négocié entre les Etats-Unis et l’Union européenne depuis le 14 juin 2013 sous la houlette de ses deux négociateurs en chef : Dan Mullaney (USA) et Ignacio Garcia Bercero (UE).

La Commission a été chargée de piloter les négociations au nom de l’ensemble des États européens. Ce choix découle directement des traités européens qui transfèrent à l’UE la compétence exclusive en matière de politique commerciale. Quand le texte final sera proposé, il devra être approuvé par le Parlement européen.

L’objectif est de créer une zone de libre-échange, semblable à celle qui existe dans l’UE, pour 820 millions de citoyens. Cet espace représenterait alors 45% du PIB mondial et fournirait un tiers des échanges internationaux.

Le 5e cycle de négociation s’est tenu à Arlington en Virginie du 19 au 23 mai 2014.

Les travaux pour conclure ce traité s’inscrivent dans une volonté déjà ancienne de créer une vaste zone de libre-échange de part et d’autre de l’Atlantique. Mais les tentatives précédentes n’ont pas abouti.

L’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) avait déjà donné lieu à des négociations entre 1995 et 1997. Ce traité impliquait précisément l’ensemble des membres de l’OCDE. Les négociations pour l’AMI ont été tenues secrètes afin de ne pas dévoiler les stratégies des participants. Mais lorsque la teneur de ces accords multilatéraux est devenue publique, les ONG et la société civile ont violemment protesté. Et l’accord fut remisé.

Il est intéressant de rappeler également que le traité ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement), sur la contrefaçon a lui aussi été fortement critiqué quand il fut rendu public. Du coup, le Parlement européen (PE) l’a rejeté le 4 juillet 2012. Ce refus fut d’ailleurs un des moments forts de la législature 2009-2014 du PE.

Alors même que ces accords ont été rejetés sous la pression des citoyens, la volonté de former une zone de libre-échange transatlantique est restée présente. Le 26 mars 2009 le PE adopta une résolution invitant à la création d’un marché transatlantique à l’horizon 2015. Le Congrès Américain a suivi la même logique et a proposé la même date butoir.

Sur cette base, le Conseil européen des 18 et 19 octobre 2012 a officiellement engagé l’UE « à contribuer à la réalisation de l’objectif consistant à lancer, en 2013, des négociations relatives à un accord transatlantique global sur le commerce et les investissements ». Le 13 février 2013 une déclaration conjointe lançait effectivement les négociations. Elle était signée pour l’UE, par le président de la Commission José Manuel Barroso et par le président du Conseil Européen Herman Van Rompuy et, pour les USA, par le président Barack Obama.

Les négociations entamées en juin 2013 sont par conséquent le fruit d’une longue histoire. Mais cette fois, les réactions citoyennes, et aussi politiques, n’ont pas attendu la fin des cycles de négociation pour s’exprimer avec clarté.

Les enjeux du traité

Le texte précis du mandat donné par la Commission aux négociateurs ne devait pas être public. La justification est simple : le secret des détails ne doit pas être divulgué afin de préserver la stratégie de négociation et laisser aux négociateurs des marges de manœuvre. Ici, l’efficacité ne fait pas bon ménage avec la démocratie.

Les principaux enjeux du traité ont été connus dès le départ. Nous les résumons ci-dessous.

  • faire disparaître les droits de douane qui sont au demeurant déjà très faibles (de l’ordre de 4% en moyenne, avec 5,2 pour l’UE et 3,5 pour les USA selon les estimations de l’OMC) ;
  • mettre en place une harmonisation des règles et des normes en vigueur. Il s’agit ici de s’attaquer à toutes les barrières non tarifaires ;
  • réduire les lourdeurs des procédures d’agrément des produits importés ;
  • ouvrir plus largement les marchés des services ;
  • faciliter l’accès aux marchés publics ;
  • favoriser les flux d’investissement ;
  • sécuriser les investissements à l’étranger en prévoyant des procédures d’arbitrages privés en cas de conflit entre une entreprise et un État.

La Commission prend soin de préciser que l’objectif de favoriser un développent durable doit traverser les préoccupations de la négociation. Il s’agit non seulement de promouvoir les normes environnementales, mais aussi d’être attentif au maintien du degré de protection des travailleurs, dans le cadre de leurs activités, et des consommateurs, lorsqu’ils consomment. Autrement dit, il ne s’agit pas ici d’aller sur le terrain des protections sociales, mais de rester sur des problèmes techniques.

Les critiques

Dès le lancement des négociations en juin 2013, les critiques concernant le traité transatlantique ont très largement émané de la société civile. Des citoyens, notamment à travers les réseaux sociaux et des ONG, ont pointé les limites de ce traité et la méthode opaque employée. Les médias ont apporté un écho à ce mouvement de contestation. La campagne électorale pour les élections européennes de mai 2014 a permis d’amplifier les mécontentements. Il est intéressant de noter qu’une Résolution du Sénat français du 9 juin 2013 avait déjà analysé de façon circonstanciée les problèmes posés par les ambitions de ce traité.

Les critiques portent sur plusieurs thèmes. Deux ont été particulièrement mis en avant : l’opacité des négociations et la question des tribunaux arbitraux privés. Mais d’autres méritent également d’être mentionnés.

Les soi-disant bénéfices attendus

Une première critique porte sur les avantages attendus de ce traité. La Commission a commis l’imprudence de vouloir chiffrer les bénéfices de la libéralisation totale du commerce transatlantique. Pour cela, elle a demandé au Center for Economic Policy Research (CEPR) de Londres de lui produire un rapport. Celui-ci, intitulé « Reducing Transatlantic Barriers to Trade and Investment, An Economic Assessment », publié en mars 2013, met en avant quelques chiffres qui avaient vocation à marquer les esprits. En effet, la libéralisation des échanges devait rapporter, chaque année, à un ménage moyen européen 545 euros. Autrement dit ce traité permettrait un accroissement de 0,5 à 1% du PIB de l’UE soit 119 milliards d’euros. On est impressionné par des conclusions aussi précises et optimistes.

Ces chiffres attractifs ont été publiés sur le site de la Commission le 14 juin 2013. Mais il a été précisé depuis que ces données n’ont pas été mises à jour. Interrogé le 1er avril 2014, lors d’une audition au PE, le commissaire européen au commerce Karel de Guth a reconnu que ces prévisions n’étaient pas crédibles. Vouloir légitimer l’intérêt primordial de ce traité à partir d’arguments chiffrés très approximatifs ne peut qu’inspirer beaucoup de réserves.

Les risques sur l‘emploi

L’ouverture sans limite aux commerces et aux investissements peut certes apporter de nouveaux débouchés et de nouvelles entreprises. Mais il faut également penser aux secteurs confrontés à la concurrence internationale qui seront soumis à des restructurations et des pertes d’emplois. On bute ici sur l’immense problème de la relation entre libre échange et emploi qui prend une dimension bien différente selon que l’on raisonne dans le court terme ou le long terme. L’erreur est de penser aux seuls bénéfices de court terme sans tenir compte des coûts d’ajustement et d’adaptation.

Les risques sur le mode de vie

Les craintes concernent ici une harmonisation vers le bas des normes commerciales, sanitaires, alimentaires et environnementales. La concurrence avec les États-Unis peut également déboucher sur une révision dans l’organisation des services publics, de la création culturelle et des droits d’auteurs. Certes le pire n’est pas toujours certain, mais il faut une extrême vigilance. Démanteler les règles actuelles ouvre le champ à des révisions sur notre mode de vie. L’attraction pour le seul profit des entreprises rime difficilement avec l’intérêt pour le bien-être des citoyens dans une société solidaire et apaisée.

Les risques sur le modèle social

La perspective de ce traité fait craindre une harmonisation vers le bas des normes sociales. La concurrence entre des entreprises qui ne sont pas soumises aux mêmes charges sociales et aux mêmes impôts est l’argument par excellence pour justifier une déconstruction des acquis sociaux et des mécanismes des protections sociales. Cet argument vaut déjà pour les États à l’intérieur de l’UE qui n’ont pas encore suffisamment harmonisé leurs réglementations. Il devient encore plus fort dans le cadre d’un marché transatlantique.

L’opacité des négociations

Le mandat fixé par la Commission à ses négociateurs n’a pas fait l’objet d’une publication complète. Selon la Commission il ne s’agit certainement pas de vouloir faire une entorse à la démocratie. L’objectif est de préserver le pouvoir de négociation en laissant des marges de manœuvre non connues des partenaires à la table des discussions. Cette démarche maladroite est finalement inutile car le texte complet est désormais accessible sur internet. Voir par exemple le site : http://www.contrelacour.fr/marche-transatlantique-le-mandat-definitif-de-negociation-de-la-commission-europeenne-traduit-en-francais/.

De plus, la Commission, sous la pression extérieure, envisage de publier elle même l’intégralité du texte. Ce changement de stratégie dans la communication contribue à suggérer que la Commission traite avec une certaine légèreté la question de la transparence démocratique.

Par ailleurs, l’opacité qui pèse sur le contenu concret des négociations en cours accentue le caractère antidémocratique de la préparation de cet accord transatlantique. Mais, là encore, la Commission promet une amélioration. Dans cet esprit, la Commission européenne a lancé le 27 mars 2014 une consultation publique sur le partenariat transatlantique. Un questionnaire est disponible sur internet. Il est accessible à tout le monde. Le terme de cette consultation est fixé au 21 juin 2014. Très concrètement, la consultation passe en revue les principaux thèmes de la négociation. Après une rapide mise en perspective, le lecteur peut faire des commentaires. Le questionnaire retient 12 thèmes plus une appréciation générale. Pour chacune des questions un maximum de 4000 caractères est disponible. En résumé, la Commission semble vouloir tirer des enseignements de la contestation générale sur l’opacité de la procédure.

Une justice privée pour défendre les multinationales

L’objectif probablement le plus contesté des discussions concerne la résolution des conflits entre une entreprise étrangère et un État par un tribunal arbitral privé. Cette option semble la plus emblématique de l’adhésion à une doctrine sans complexe qui considère que la sagesse des marchés et des arbitrages privés prévaut sur les points de vue des États. On arrive ainsi à la condamnation d’un État à l’encontre de ses décisions légitimes prises au nom de ses citoyens. La justification de cette démarche repose à la fois sur des principes très libéraux et sur des expériences.

Prenons le point de vue d’un investisseur qui décide de s’installer à l’étranger. Au-delà des risques normaux liés à toute activité économique, celui-ci encourt des risques spécifiques qui sont extérieurs à ses capacités d’action. Il peut, par exemple, subir une expropriation directe par nationalisation. Mais, sans aller jusqu’à ce cas de figure exceptionnel, la firme multinationale peut être confrontée à une forme d’expropriation indirecte qui réduit objectivement ses profits escomptés. Ainsi de nouveaux textes législatifs ou réglementaires peuvent venir contrarier la stratégie qui était à la base de sa décision d’investir. On peut penser ici à une entreprise qui installe une usine de tabac avant que ne survienne une loi anti-tabac ou à une entreprise qui s’implique dans l’extraction de gaz de schiste avant que cette source d’énergie ne soit interdite. Dans de telles situations, les profits baissent et l’investisseur peut vouloir se retourner contre l’État et exiger une compensation financière. Afin d’éviter que l’État, qui a décidé la loi, soit à la fois juge et partie, il y a une cohérence à souhaiter un arbitre privé. Il s’agit alors de faire appel à des professionnels qui sont considérés comme aptes à déterminer le montant du préjudice. En somme, une justice privée est habilitée à condamner un État. On notera ici, de façon incidente, que l’appel aux agences de notations pour évaluer la crédibilité financière des États participe de la même logique.

Cette pratique des arbitrages privés entre entreprises multinationales et États s’est déjà bien installée, notamment quand la justice officielle semble fragile. Mais pas seulement. Les entreprises américaines et européennes ont largement utilisé ces procédures au cours des deux dernières décennies. Les chiffres publiés par la Commission du Commerce et du Développement des Nations-Unis (UNCTAD) indiquent que sur les 514 arbitrages recensés à la fin 2012 (dont 58 pour la seule année 2012), 123 ont été initiés par des investisseurs américains, 50 des Pays-Bas, 30 du Royaume-Uni, 27 d’Allemagne. Sur l’ensemble, 40% des affaires provenaient d’Etats européens.

L’UNCTAD précise que sur les litiges ayant donné lieu à la publication du jugement, 31% ont été au bénéfice des investisseurs et 42% des États. Les autres cas représentent des litiges dont l’issue n’a pas été rendue publique.

L’ouverture à des arbitrages privés est généralement inscrite dans le cadre de traités bilatéraux ou d’accords entre l’investisseur et l’État concerné. L’objectif est chaque fois d’attirer les entreprises multinationales sur un territoire en leur assurant le maximum de garanties pour la réalisation de leurs profits dans le cadre d’un environnement juridique stable. Pour justifier sa position de principe favorable à l’arbitrage, la Commission note qu’il y a environ 3000 accords de ce type dans le monde et que 1400 ont été signés par des membres de l’UE.

Le recours à l’arbitrage privé pose naturellement la question de l’impartialité des juges pressentis. Ils sont en effet souvent choisis parmi des juristes professionnels qui peuvent être particulièrement sensibles aux intérêts des entreprises. Mais l’essentiel n’est pas là. L’arbitrage instaure un ordre juridique non gouvernemental. En la matière, les États-Unis sont probablement moins sensibles que l’Europe car leur culture est différente. De plus, les États-Unis ont un poids politique tel qu’ils peuvent et savent se défendre. La question est différente avec l’Europe qui représente un espace politique encore incertain. L’émergence de l’arbitrage privé constitue en réalité une attaque frontale à la légitimité d’un ordre juridique, et politique, européen qui n’est pas encore totalement sédimenté.

La volonté d’introduire l’arbitrage privé comme la norme dans la résolution des conflits entre entreprises multinationales et États au sein de l’accord transatlantique a des conséquences gigantesques. Dans son principe, cela traduit une absence de confiance dans la justice démocratique et la mise des lois du marché au-dessus de l’intérêt général. L’émergence de tribunaux privés dans la vie publique représente par conséquent un recul considérable. La légitimité du profit passe devant celle de la loi commune. Cette privatisation de la justice représente une remise en cause frontale de la souveraineté des États face aux stratégies des firmes multinationales. Les sénateurs français, qui représentent la quintessence de la stabilité et de la sagesse républicaine, ont parfaitement identifié le problème en notant, p.5 du rapport déjà cité du 9 juin 2013, que le Sénat « souhaite que la Commission européenne exclue le recours à l’arbitrage en matière de règlement des différends entre les investisseurs et les États, car cela lui paraît remettre en cause la capacité des États à légiférer. » Tout est dit.

Les débuts prometteurs d’une leçon de démocratie

Les réactions d’indignations face au contenu du futur accord transatlantique et à ses méthodes de négociations sont salutaires. La levée de boucliers est venue principalement de la société civile. Citoyens, ONG, médias ont dénoncé les risques d’un traité qui faisait la part très belle aux entreprises et aux marchés au détriment de l’intérêt général. Toutes ces forces ont ouvert le débat. Elles ont donné écho aux enjeux de ce nouveau traité. Elles ont pointé les pratiques insuffisamment démocratiques des négociateurs. Et le débat s’est amplifié à l’occasion des élections européennes. Finalement, les responsables politiques ont été alertés.

Du coup, les grandes lignes doctrinales qui devaient structurer le traité sont remises en cause. La Commission se montre plus coopérative en matière de communication et de transparence. Les négociateurs sont clairement avertis des regards que la société civile portera sur les propositions à venir. Il est en particulier improbable que le traité décide de contourner les systèmes judiciaires éprouvés des États au bénéfice d’arbitrages privés. Les réactions outre-Atlantique démontrent également une vigilance de la société civile face aux futurs accords. Compte tenu de toutes ces contestations et remises en cause, la date butoir de 2015 semble devenue assez hypothétique.

Désormais, les citoyens, mais aussi les parlementaires nationaux et européens suivent attentivement les discussions relatives à ce traité transatlantique. Les exemples du rejet des accords AMI et ACTA donnent de la crédibilité aux exigences de démocratie et à la volonté de préserver l’intérêt collectif face aux entreprises multinationales et aux marchés. Si le futur TTIP continue de défendre les lignes qui ont été les plus décriées par ses contempteurs, il sera très probablement remisé.

Il ne s’agit pas ici de faire preuve d’un optimisme béat ou naïf. Il y a les faits qui tendent à démontrer que les citoyens restent attentifs et ne se laisseront pas imposer sans réaction des mesures représentant des violences à l’encontre de la démocratie et de l’intérêt collectif.

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