Editorial — L’euro : lorsque l’urgence dessine l’avenir
Michel Dévoluy, Université de Strasbourg (BETA).
Les Européens méritent mieux que la récession économique, la défiance envers les Etats partenaires et la faiblesse des ambitions pour un avenir commun. Face à une crise qui fragilise en profondeur la zone euro et qui fait resurgir, comme toujours en pareil cas, des peurs et des mouvements politiques radicaux, des réponses fortes s’imposent dans le court terme. Mais elles ne suffiront pas pour conforter la zone euro sur le long terme. L’intégration politique doit être le point de mire.
Mots-clefs : Avenir de l’Europe, crise de la zone euro, l’Europe à plusieurs vitesses, zone euro.
Citer cet article
Michel Dévoluy « Editorial — L’euro : lorsque l’urgence dessine l’avenir », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 26, 1 - 4, Été 2012.
Les Européens méritent mieux que la récession économique, la défiance envers les Etats partenaires et la faiblesse des ambitions pour un avenir commun. Face à une crise qui fragilise en profondeur la zone euro et qui fait resurgir, comme toujours en pareil cas, des peurs et des mouvements politiques radicaux, des réponses fortes s’imposent dans le court terme. Mais elles ne suffiront pas pour conforter la zone euro sur le long terme. L’intégration politique doit être le point de mire. Cette pressante invitation pour une avancée vers un vrai fédéralisme a d’ailleurs été récurrente depuis la naissance de ce Bulletin en 1999, l’année de la création de l’euro.
Dans le court terme, trois directions sont identifiables : persister dans les politiques de rigueur, favoriser les replis nationalistes ou actionner une relance concertée. La première a montré ses limites en terme de chômage, de croissance atone, de colères sociales, d’humiliations et de pressions peu démocratiques sur les Etats mal notés. La deuxième malmène le poids de soixante années d’histoire commune et néglige la densité de l’interdépendance des économies. Reste la troisième, la seule éligible selon nous.
Les appels à réaliser sans tarder une relance puissante s’expriment diversement. Certains sont indignés, d’autres sont atterrés, d’autres encore suggèrent un plan à la Roosevelt pour 2012. Ces protestations expriment des tonalités différentes et n’ont pas le même écho selon les Etats. Qu’importe. Elles vont toutes dans le même sens. Il s’agit de changer, et très vite, la matrice des politiques économiques actuelles. Les résultats des diverses élections nationales sont (et seront) déterminants en la matière. Mais le temps presse car la colère et le désenchantement grondent.
Pour engager une relance concertée, l’Europe doit se réapproprier les enseignements du keynésianisme plutôt que de rester calée sur un libéralisme obstiné. Il suffit d’ailleurs d’observer le déroulement de l’histoire économique et sociale depuis la crise de 1929 pour se convaincre du bien fondé d’un interventionnisme massif pour contrer une grande récession.
Mais ce n’est pas tout. L’Europe souffre également de ne pas avoir pris toutes les dimensions politiques de la création d’une monnaie unique. En effet, l’euro implique une forme de fédération politique. Pour assurer la pérennité de la construction monétaire, il faut donc initier une méthode et un projet allant résolument dans ce sens. L’urgence provoquée par la crise ne doit pas occulter cette question de fond.
Une monnaie unique impose une politique monétaire unique. C’est pour cela que l’Europe a choisi, dans le traité fondateur de Maastricht, une BCE indépendante des pouvoirs politiques, focalisée sur la stabilité des prix. L’objectif est critiquable, mais l’impératif de l’unicité de la politique monétaire est incontournable. Cette indispensable cohérence institutionnelle fait défaut pour d’autres politiques nécessaires au pilotage de l’économie européenne.
Avec Maastricht, la politique de change de l’euro comme celle de la stabilité du système financier ne sont pas devenues uniques. Elles ont été partagées entre les Etats et l’UE. Il s’en est suivi des options molles qui tentent de ménager les souverainetés nationales et les ambitions des instances communautaires. Au total, rien de bien lisible et de fort. La politique de change de l’euro a été délaissée et les réformes sur la stabilité financière sont entravées par la variété des décideurs. Bref, l’Europe s’est mal armée pour affronter une crise.
De même, l’Europe n’a pas franchi le pas vers le fédéralisme budgétaire qui se traduit par un budget unique digne de ce nom et une vraie solidarité financière. Maastricht se contente d’édifier un mécanisme de surveillance multilatérale des finances publiques nationales. Ce choix contribue à désarmer la zone euro et les Etats en cas de crise économique majeure. La zone euro, avec une BCE indépendante et un budget dérisoire, n’a pratiquement aucun instrument à sa disposition. Chaque Etat se trouve amputé de la possibilité de combiner librement ses politiques monétaire et budgétaire en fonction de sa propre conjoncture économique. Ce policy mix interdit réduit les marges de manœuvre des Etats et place l’Europe dans un rôle punitif.
Par ailleurs, l’absence de solidarités financières entre des économies nationales hétérogènes mais qui restent souveraines conduit, tôt au tard, à des écarts de taux d’intérêt (les spread) sur les dettes publiques. A partir de là, se déclenchent des phénomènes de contagion qui menacent l’ensemble du système monétaire et financier de la zone et qui, ensuite, se déversent sur la sphère réelle.
La zone euro en est à ce stade. Sa gestion face à la crise est entravée par le choix d’un libéralisme extrême qui refuse tout véritable fédéralisme budgétaire.
Naturellement, l’Europe a réagi, surtout depuis 2010. Les principales décisions sont connues : « Pacte pour l’euro plus, Mécanisme européen de stabilité, Paquet de six, Traité sur la stabilité la coordination et la gouvernance, Règle d’or, Paquet supervision financière, Directive sur le redressement et la résolution des défaillances d’établissement de crédit ». Même la BCE est allée jusqu’à s’engager sur des actions qu’elle qualifie de « non conventionnelles ». Mais comme toutes ces mesures sont en droite ligne des traités et de la doctrine libérale, elles sont insuffisantes et laissent les économies s’enfoncer dans la récession.
L’appel à l’urgence d’une politique de relance concertée pour l’ensemble de la zone euro ne doit pas nous divertir de la prise en compte du plus long terme. Si rien ne change en profondeur, c’est à dire si la question de l’intégration politique reste pendante, d’autres situations disruptives réapparaîtront inéluctablement. Revisiter le projet européen est devenu une impérieuse nécessité.
Le plus compliqué, et le plus enthousiasmant, est donc devant nous. Il s’agit de penser collectivement la zone euro d’après la crise. Nos réflexions admettent par conséquent une Europe à deux vitesses.
L’espace politique européen à dessiner sera celui des citoyens et des Etats. Jusqu’à maintenant, l’Europe semble lointaine. Elle est surtout identifiée à Bruxelles. En réalité, elle est dominée par l’intergouvernemental à travers la place de plus en plus écrasante du Conseil européen. Certes le Parlement européen est là, mais les choix stratégiques pour l’Europe résultent avant tout de la rencontre des chefs d’Etat et de gouvernement. L’Europe dépend ainsi beaucoup trop de la confrontation des personnalités au sein du Conseil européen et de leurs situations nationales respectives.
La préparation du futur de l’Europe doit contourner la centralité du Conseil européen, faire une plus grande place aux citoyens et poser des échéances claires. Pour fixer le cap, le prochain parlement européen, qui sera élu à la mi-2014, pourrait avoir pour mission de préparer un texte fondateur sur l’Europe politique. Ce texte de nature constitutionnelle serait soumis à référendum, le même jour, dans chacun des Etats membres, début 2015. Ainsi, les Etats choisiraient soit le cercle de l’euro et sa logique résolument fédérale, soit un second cercle qui refuse, pour le moment, l’intégration politique.
Une telle méthode offrirait un réel enjeu aux élections européennes et induirait probablement une forte mobilisation citoyenne tout au long de la campagne. De plus, les partis politiques seraient conduits à clarifier leurs positions sur une Europe politique.
Fixer des échéances ne suffit pas. Cette démarche entraînera l’adhésion des Européens et des Etats si, et seulement si, un projet attractif et fédérateur émerge. Pour convaincre, l’Europe politique devra apporter une plus-value tangible sur plusieurs grands thèmes tels que la croissance soutenable, la stabilisation conjoncturelle, la protection face à une mondialisation débridée, les biens publics européens, les services publics fédéraux, le budget et l’impôt européen, la convergence vers le haut des modèles sociaux nationaux, la mise en place d’un système bancaire et financier solide. Pour être complet, les politiques extérieures et de défense devraient être également abordées. Vaste programme ! Il n’est pas très éloigné de l’idée, déjà évoquée dans ce Bulletin, de sédimenter l’Europe grâce à une « planification fédératrice ».
Si l’ambition d’une fédération politique reste au stade de l’utopie, la zone euro se délitera lentement. Ce serait alors une piteuse issue au regard de l’histoire et des défis d’un monde en mouvement rapide. Pour être crédible et désiré, le chemin vers l’Europe fédérale que nous souhaitons passe par une étape indispensable en ce temps de crise aiguë. Il est urgent d’accomplir une relance économique concertée et ouvertement attentive à la situation sociale et aux respects des Etats. Sans ce sursaut, les Européens seront désenchantés et peu accessibles aux perspectives de dessiner un avenir commun.
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