La convergence constitue-elle le seul critère d’évaluation de la politique européenne de cohésion économique et sociale

René Kahn, Université de Strasbourg (BETA)

La politique européenne de cohésion visant à réduire les disparités régionales est-elle efficace ? On peut en douter. Dans l’UE à 15 les écarts de développement interrégionaux mesurés par le PIB /habitant restaient significatifs. A la suite de l’élargissement ils ont pratiquement doublé. Le principal critère est constitué par une mesure de la convergence. Les analyses empiriques sont unanimement pessimistes et montrent que la convergence est au mieux très lente et au pire une vue de l’esprit. Faut-il pour autant renoncer à la politique régionale ? Les effets positifs de la politique européenne sur les initiatives régionales et l’entrée de l’Europe dans une économie de la connaissance laissent penser que la convergence n’est désormais plus le seul critère d’appréciation.

Mots-clefs : convergence des économies européennes, fonds européens structurels et d’investissement (FESI), Fonds de Cohésion , politique de cohésion, politique régionale.

Citer cet article

René Kahn « La convergence constitue-elle le seul critère d’évaluation de la politique européenne de cohésion économique et sociale », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 11, 12 - 15, Hiver 2004.

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Le rappel des enjeux de la politique régionale

L’Europe est diversité. Certaines formes de cette diversité sont enrichissantes (par exemple la diversité culturelle ou linguistique) d’autres appauvrissantes. L’ampleur des disparités nationales et régionales de développement constitue une source d’instabilité sociale et économique. La réduction des disparités économiques est l’un des objectifs clairement affichés par I’UE. Du traité de Rome à la future Constitution, cet objectif est rappelé. Il n’est pas concevable d’établir un marché unique sur un territoire excessivement hétérogène car les règles de la concurrence appliquées à des entités par trop inégales engendreraient une dynamique de concentration et de renforcement des inégalités territoriales. La convergence entendue comme réduction des inégalités territoriales de développement est donc bien une condition de la construction européenne.

Depuis le milieu des années soixante-dix, l’Europe, avec le concours des Etats (politiques régionales nationales et d’aménagement du territoire) se dote de moyens croissants pour renforcer les points faibles de l’espace européen. La politique régionale européenne appelée depuis 1988, politique de cohésion économique et sociale, vise à réduire les disparités interrégionales de développement. Non sans succès. Une certaine convergence a pu être observée s’agissant notamment des économies nationales.

On a longtemps considéré que la convergence, y compris régionale, constituait un préalable au processus d’intégration économique et monétaire. Or ce dernier est engagé de façon irréversible avec les élargissements successifs et la constitution d’une zone euro, alors même que la convergence nominale et surtout réelle tardent à se réaliser. La convergence des niveaux interrégionaux de développement semble la plus problématique. Faut-il pour autant dénoncer l’inefficacité de la politique régionale européenne, voire la remettre en cause comme le préconise le rapport Sapir [1] ?

Actuellement la politique de cohésion de l’union européenne est à la croisée des chemins. Bien que la Commission européenne ait formulé en février 2004 des propositions afin qu’elle soit poursuivie et même amplifiée, son avenir reste incertain. Défiée par les conséquences de l’élargissement qui entraîne un doublement des disparités régionales elle est aussi remise en cause dans ses orientations et ses fondements théoriques par un retour des disparités économiques interrégionales y compris dans l’UE15

Comment mesurer l’efficacité de la politique régionale européenne ?

L’évaluation de la politique régionale européenne pose des problèmes considérables et fondamentaux qui dépassent les simples difficultés techniques usuelles soulevées par les politiques publiques. L’ampleur et la diversité des moyens engagés, le nombre et l’hétérogénéité des régions concernées à l’échelle européenne, la variété des impacts attendus, confèrent aux programmes régionaux européens un statut exceptionnel. En dépit de moyens de suivi et d’évaluation considérables, de séries statistiques, de méthodes d’analyse nombreuses et sophistiquées mises à contribution, il n’existe pas à notre connaissance un bilan exhaustif de la politique régionale européenne. Les efforts de la Commission européenne et des institutions nationales assurant le suivi des programmes européens ne sont pas mis en cause ici. La Commission européenne préconise des méthodes d’analyse éprouvées de conception et de conduite de l’évaluation tant ex-ante, qu’à mi-parcours ou ex-post. Un pointage régulier de l’état d’avancement de chaque programme, de chaque objectif, de chaque fonds, de chaque initiative communautaire, pour chacun des pays bénéficiaires est effectué régulièrement. Ce pointage, comportant une batterie très complète de critères imposée par les règlements communautaires, confère même aux programmes européens une certaine avance dans la mise au point des techniques d’évaluation par rapport à la plupart des États membres. La méthode d’évaluation actuellement suivie consiste à mesurer l’impact macroéconomique de la manne communautaire en termes de taux de croissance, d’une part et de réduction des disparités régionales, d’autre part, à vérifier la réalité du rattrapage des régions en retard de développement, autrement dit à appliquer le critère de convergence. En quoi consiste ce critère ? Est-il suffisant et adapté pour l’évaluation de la politique régionale européenne ?

La convergence, une notion complexe mais limitée

La réponse des économistes à ces questions est nuancée, elle est à la fois théorique et empirique :

D’un point de vue empirique, il faut distinguer convergence nationale et convergence régionale. La première est indiscutable, la seconde donne lieu à des appréciations diverses. Il convient également de distinguer la nature même des disparités régionales, par exemple : économiques, en matière d’équipement, de formation, de technologie, voire de capacité d’absorption des innovations technologiques. Certaines sont aisément comblées, d’autres semblent quasiment irréductibles.

La convergence des situations régionales en Europe ne désigne pas un phénomène unique et constant dans le temps. Elle concerne certaines variables plus que d’autres et également certaines périodes. On observe en particulier que la convergence relative à la créativité technologique, distincte de la convergence économique, s’interrompt pratiquement à partir de 1993 et laisse par conséquent subsister aujourd’hui des écarts très importants.

On distingue schématiquement deux phases dans le processus de convergence régionale en Europe. La première période dite « des trente glorieuses », s’étend jusqu’au milieu des années 70. Elle est caractérisée par une assez grande homogénéité des situations nationales au sein de l’UE à six puis à neuf. Durant cette période, le processus de convergence régionale apparaît clairement. Il est fortement déterminé par la convergence nationale. Une politique régionale véritablement européenne n’était donc pas justifiée. De fait, jusqu’à la révision des règlements du Feder en 1984 et la grande réforme de 1988 (qui engage la politique européenne de cohésion), la politique régionale européenne fonctionne plutôt comme un instrument de remboursement des dépenses nationales. Durant la seconde phase qui démarre au début des années quatre-vingt, de nouveaux facteurs (liés à la conjoncture internationale marquée par deux chocs pétroliers, de nouveaux paradigmes technologiques et l’entrée de nouveaux États membres), ont contribué à la transformation du processus de convergence régionale. L’hypothèse d’une tendance à la convergence à long terme devient difficilement soutenable.

D’un point de vue théorique, il n’existe pas une seule approche de la convergence mais plusieurs. La notion de convergence, issue des travaux d’analyse théorique, notamment sur la convergence réelle et monétaire a été développée et peut s’entendre de différentes façons :

La convergence des variables réelles (PIB, revenu réel, emploi, infrastructures, niveau technologique) ne constitue qu’un aspect. Elle vient compléter les notions de convergence nominale (les fameux critères de convergence reconduits par le pacte de stabilité et la constitution) et institutionnelle (la reprise des acquis communautaires exigée pour tout nouvel État membre). La notion de convergence donne lieu à plusieurs définitions, selon qu’elle capte la dynamique économique (notion de beta convergence), les inégalités entre les nations et les régions (notion de sigma convergence), les conditions de la convergence (absolue ou conditionnelle) ou les rythmes de convergence (clubs de convergence) :

  • « ß convergence » et « σ convergence ». La ß convergence indique une situation où le taux de croissance des régions pauvres (dont le revenu par habitant initial est faible) est supérieur au taux de croissance des régions riches (dont le revenu initial par habitant est élevé). Il y a par conséquent un phénomène de rattrapage qui constitue une condition nécessaire à la réduction des disparités régionales mais pas une condition suffisante. La σ (écarttype) convergence désigne une réduction des inégalités territoriales au cours du temps (une évolution à la baisse de l’écart-type du PIB par habitant).
  • Convergence absolue et conditionnelle. L’idée de convergence repose en fait sur certains modèles classiques de croissance. Qui dit modèle dit hypothèses restrictives. L’application de ces modèles à des situations réelles suppose qu’un certain nombre d’hypothèses soient vérifiées concernant par exemple le niveau de qualification ou d’équipement, l’accès à la technologie, etc. La convergence est donc conditionnée par un certain nombre d’hypothèses.
  • L’approche par les clubs de convergence permet d’envisager des phénomènes de rattrapage limités à certains groupes de régions (clubs ou cluster). C’est ainsi que les travaux actuels sur les 87 régions européennes (NUTS1) [2] font ressortir 9 groupes de régions en Europe pour lesquels les dynamiques de développement sont profondément différenciées.

Pourquoi la convergence ne peut-elle pas constituer le seul critère d’appréciation ?

La politique régionale européenne vise indéniablement à réduire les disparités de développement interrégionales. Pour autant, l’impact économique de la politique structurelle européenne se résume-t-il à la convergence des niveaux de développement nationaux et régionaux ? Autrement dit, la convergence doit-elle constituer le seul critère d’évaluation de l’efficacité de la politique de cohésion ?

Nous ne le pensons pas pour plusieurs raisons. Outre le fait que l’hypothèse de convergence interrégionale des taux de croissance repose sur des fondements théoriques discutables, deux sortes d’arguments peuvent être développées :

Premièrement, la multiplication des approches et des définitions de la convergence montre que l’hétérogénéité des situations régionales est irréductible dans certains domaines. En particulier les inégalités technologiques présentent des spécificités par rapport aux inégalités de richesse et doivent être considérées séparément. En second lieu, la politique structurelle européenne repose largement sur une conception décentralisée des politiques économiques répondant aux évolutions contemporaines et par conséquent son évaluation ne saurait se limiter aux seuls effets immédiats sur la croissance et l’emploi.

Une politique régionale davantage orientée vers le soutien à l’innovation et à la recherche

Rappelons les constats qui font actuellement l’objet d’un consensus. Le premier concerne l’importance des disparités technologiques interrégionales et les difficultés spécifiques attachées à leur résorption. Le second concerne le rôle croissant de la recherche et de l’innovation sur la croissance économique. Il apparaît en effet clairement que la croissance économique dans une société de la « connaissance » est largement dépendante des capacités de recherche et d’innovation. La concentration spatiale des activités de R&D est par conséquent susceptible d’entraîner un accroissement des disparités de développement, indépendamment des effets de diffusion qui existent réellement mais se produisent avec un certain décalage temporel. Ces constats suggèrent une réorientation de la politique régionale en faveur des initiatives régionales en matière de soutien à la recherche, à la technologie et l’innovation

La politique européenne, en cohérence avec les objectifs de Göteborg et Lisbonne, réaffirmés à l’occasion du diagnostic du troisième rapport sur la cohésion économique et sociale (Convergence, compétitivité, coopération), s’oriente davantage vers le renforcement de l’excellence tout en sollicitant la participation de toutes les régions européennes à l’effort de croissance. La conjugaison des nouvelles priorités européennes (économie de la connaissance et redéfinition des politiques structurelles) tend à encourager le développement des politiques régionales d’innovation. Ces dernières concernent au premier chef les pôles régionaux d’excellence, têtes de réseaux de la nouvelle politique européenne de la science et de la recherche. Les concepts de systèmes régionaux d’innovation (RIS) et de learning region illustrent l’importance des activités de R & D et de l’innovation en général pour le développement régional. La politique régionale européenne qui a jusqu’ici, à travers les fonds structurels, essentiellement soutenu les régions les moins développées dans une logique sinon de convergence, du moins de réduction des disparités tend actuellement à encourager la constitution de pôles d’excellence, laissant en suspens la question de l’intégration des régions les moins développés dans une économie fondée sur la connaissance et l’innovation permanente.

Une évaluation intégrant l’impact des initiatives régionales

L’intervention de l’union européenne dans le cadre de sa politique régionale repose sur des principes de programmation, de partenariat et de co-financement qui suscitent une mobilisation des acteurs nationaux et régionaux en faveur du développement. Une évaluation sérieuse de la politique européenne devrait par conséquent intégrer les effets des initiatives régionales de développement soutenues par cette politique. Les rédacteurs du rapport Sapir semblent négliger le fait que les fonds structurels européens aient la capacité de faire émerger ou de démultiplier des initiatives régionales et locales. Pourtant l’incidence principale de la politique régionale européenne consiste à stimuler les initiatives régionales et locales y compris dans les régions considérées comme riches. Une autre évaluation de la politique régionale européenne est par conséquent souhaitable en mettant l’accent sur le caractère « bottom-up » du développement suscité par les différents volets de la politique régionale européenne : Banque européenne d’investissement, fonds structurels, fonds de cohésion, initiatives communautaires. Vues sous cet angle, les politiques européennes peuvent être comprises comme un ensemble de dispositifs incitatifs capables de mobiliser et de fédérer à très large échelle de multiples initiatives locales et régionales de développement. L’impact de la politique régionale est alors plus difficile à mesurer car il consiste essentiellement en un effet de levier sur les financements publics et dans l’augmentation du nombre de projets et micro-projets locaux.


[1SAPIR A (2003) Dir. An agenda for a Growing Europe. Report to the President of the European Commission, Brussels. Constatant un fort déficit de croissance dans l’UE, ce rapport préconise une réduction drastique de la PAC et la suppression de la politique régionale. En contrepartie, Il suggère le maintien d’une politique de convergence au bénéfice des États nouveaux entrants et des anciens pays de la cohésion (Espagne, Portugal, Grèce, Irlande). Un reliquat est accordé pour une dernière phase de politique régionale appelée ainsi à disparaître.

[2NUTS I Niveau 1 de la Nomenclature des Unités Territoriales Statistiques (régions de l’UE 25).

Droits et Permissions

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