Réguler sans tabou
Michel Dévoluy, Université de Strasbourg (BETA).
Face aux désordres financiers, on nous rebat les oreilles avec le retour au capitalisme industriel et éthique. C’est le credo du nouveau libéralisme. La mode est désormais à la régulation de l’économie. Certains proposent même de refonder le capitalisme. Sont-ce des réactions circonstancielles et cosmétiques, ou de vraies interrogations ?
Nous suggérons des mesures qui peuvent faire débat.
Mots-clefs : consensus de Washington, crise financière, crise financière globale, économie libérale de marché, gestion des crises économiques et financières, libéralisme économique, néolibéralisme, régulation financière et bancaire.
Citer cet article
Michel Dévoluy « Réguler sans tabou », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 19, 33 - 39, Hiver 2008.
Le désengagement de l’État a été à la mode au cours des 30 dernières années, mais le souffle des subprimes a décoiffé les certitudes. Pour un temps. Après l’accalmie, il est probable que les pendules se retrouveront à l’heure habituelle. Les gauches risquent de continuer à tâtonner entre un radicalisme révolutionnaire et une social-démocratie hésitante. Les droites retrouveront sans doute l’irrésistible attraction pour les bienfaits du libéralisme économique. Faut-il se résigner pour autant ?
L’histoire avance, les prises de conscience aussi. Sans doute lentement, surtout lorsque nos paradigmes intellectuels et nos conforts matériels semblent devoir être bousculés. Voici quelques propositions sur des évolutions assez radicales en vue de réguler sans tabou.
L’économie libérale de marché en perspective
L’économie libérale de marché, celle dans laquelle nous vivons, a accompagné un formidable développement économique. Mais elle a également révélé des failles et des faiblesses qui ont été identifiées depuis longtemps. Il faut, enfin, les corriger en profondeur, ce qui appelle des changements substantiels plutôt que des règlements de circonstances. Cela demandera du temps, mais il est urgent de débattre.
La crise dite financière est révélatrice de problèmes bien plus larges que le seul dysfonctionnement du marché des subprimes ou de la déraison de quelques traders ambitieux ou peu scrupuleux. S’arrêter à la seule sphère financière, qui aurait pris une place démesurée par rapport à la sphère réelle est important, mais insuffisant. C’est le système entier, aboutissement logique d’une économie libérale qui s’est développée depuis le 18ème siècle, qu’il faut mettre en perspective, avec ses bons et ses mauvais cotés. La dérégulation à outrance depuis trois décennies a accentué certains aspects. Disons, pour introduire notre réflexion, que le recul des systèmes de protection sociale, la dénonciation systématique de l’État providence, la privatisation des services publics, la promotion des systèmes de retraite par capitalisation, l’externalisation des activités vers les pays à faible coûts salariaux et l’ouverture sans discernement au commerce mondial, sont des causes tout aussi fondamentales de la crise que les abus des marchés financiers nationaux et mondiaux. Tout est corrélé. Si on adopte une voie d’entrée plus axée sur l’analyse des comportements, nous pensons que l’appât pour des profits démesurés, la défiance envers l’État, la survalorisation des intérêts individuels, la plus grande perméabilité aux inégalités, l’effritement des besoins de cohésion sociale, l’acceptation d’une plus grande segmentation des sociétés sont des traits qui révèlent, eux aussi, les ressorts profonds de la crise.
En se situant dans une perspective historique de moyen terme, deux évènements majeurs éclairent nos préoccupations : la fin du système monétaire international régulé et la chute du communisme.
En 1944, à Bretton Woods, les États occidentaux mirent en place un système monétaire international fondé sur un mécanisme de taux de change fixes mais ajustables avec, au centre, un dollar équivalent à l’or. Ce système s’effondra en 1971. Après quelques années de turbulences, la communauté internationale décida, en 1976 lors d’une conférence à la Jamaïque, que le flottement généralisé des monnaies serait désormais la nouvelle norme. Ce qu’on a parfois appelé depuis un « non système » entérinait une rupture nette par rapport au passé et à la volonté de coopérer en matière d’organisation monétaire internationale. On aurait pu imaginer de repenser la coordination sous une forme différente de celle décidée à Bretton Woods. Mais les marchés des changes devaient être libres et non contraints. Il est vrai que la crise pétrolière de 1973 a participé à la déconstruction du système de 1944 et a contribué à exacerber les réactions non coopératives entre les États. La liberté des taux de change est donc devenue la nouvelle norme. Celle-ci a été renforcée par une volonté constante de libéraliser systématiquement les échanges au niveau mondial en négligeant notamment les différences de niveaux de développement entre les pays. L’Organisation mondiale du commerce, qui succéda au GATT en 1995, a fortement soutenu cette évolution. Ainsi, le mouvement de globalisation s’est développé dans une tonalité très libérale et sans recherche de stratégies coopératives. Ce qu’on appelle le « Consensus de Washington », expression créée en 1989, illustre cette doctrine économique. Ce Consensus admet que l’économie de marché libre et non faussée est indépassable. Chaque économie nationale, quels que soient son histoire et son niveau de développement, doit s’ouvrir sans restriction au commerce international et aux investissements étrangers. La privatisation devient la règle. Les marchés, et surtout celui du travail, doivent être dérégulés. En suivant cette logique, le développement massif des marchés financiers est devenu inéluctable.
Par ailleurs, l’effondrement des régimes communistes après la chute du mur de Berlin en 1989 a conduit à surligner la supériorité du régime capitaliste par rapport aux économies dites socialistes. De façon indifférenciée, et souvent inutilement arrogante, l’économie de marché a semblé à beaucoup indépassable. La questionner était devenu une preuve d’archaïsme intellectuel. Du coup, les auteurs comme Hayek et Friedman ont pu promouvoir un néolibéralisme radical. L’idée d’une concurrence libre et non faussée au niveau national et international est la nouvelle norme. L’État était le problème, il ne pouvait pas être la solution.
Pas de méprise ici. Notre réflexion n’a évidemment pas pour but de réhabiliter, même indirectement, les économies totalitaires. Elles ont d’ailleurs échoué. Nous prenons acte de ce que la croissance économique, depuis trois siècles, doit à l’économie de marché, aux intermédiaires financiers, aux entrepreneurs et à l’État de droit. Mais aussi, et tout autant, il est bon de le rappeler avec insistance, ce que cette croissance doit aux travailleurs, à l’éducation et à la protection sociale. Ceci posé, le système d’économie libérale fondée sur une économie de marché libre et non faussée produit ses propres limites. Et elles sont majeures.
Les dérèglements de l’économie de marché
L’économie de marché révèle trois types de dérèglements. D’abord, la croissance économique n’est pas régulière puisqu’il y a des crises et des fluctuations qui affectent le bien être des individus et de la collectivité. La question du chômage est ici récurrente. Ensuite, les problèmes de répartition sont massifs. On observe des inégalités de revenus et de richesses aussi bien à l’intérieur des pays développés qu’entre les pays pauvres et riches. Sur ce sujet, la coexistence de l’abondance matérielle et de la faim dans le monde est insupportable, mais elle est tolérée. De même, des écarts de revenus colossaux et inimaginables sont exhibés dans des palmarès indécents qui font rêver tout autant qu’ils exaspèrent. Enfin, l’allocation optimale des ressources est mal résolue puisque, notamment, nous polluons et nous épuisons des ressources non renouvelables.
Ces dérèglements sont connus et les États comme les organisations internationales tentent d’apporter des réponses. Mais elles sont très insuffisantes au regard des problèmes posés. Les États sont naturellement en première ligne à travers leurs politiques économiques et sociales. Mais, dans le contexte de la globalisation, ils ne peuvent pas assumer seuls des réformes en profondeur. Il faudrait des réponses collectives. Quant aux organisations internationales, leurs pouvoirs sont limités par le simple fait que seuls les États restent souverains dans beaucoup des domaines qui impliquent des régulations économiques, sociales et financières. Très concrètement, il n’existe pas, pour le moment, de gouvernement économique mondial qui pourrait imposer des règles, comme un État peut le faire chez lui. Pourtant, la Communauté internationale pourrait ne pas être totalement impuissante. Elle devrait s’appuyer sur certaines organisations comme l’OMC, le FMI et l’OIT pour traiter de problèmes collectifs dans le cadre de leurs compétences respectives. L’Europe a ici un statut particulier dans la mesure où elle est à la fois de nature intergouvernementale et supranationale. Elle a donc un degré de liberté plus grand qu’une simple institution internationale. Une volonté politique commune permettrait d’agir à son niveau. Mais il n’y a toujours pas de gouvernement économique européen.
Jusqu’à présent, les politiques économiques s’appuient très largement sur l’idée qu’il faut corriger les dysfonctionnements des marchés. Selon cette logique, il est admis, explicitement ou implicitement, que si les marchés fonctionnent correctement on tend vers à un bien être collectif optimum. L’objectif essentiel des politiques économiques dites « d’allocation » est alors de rapprocher le fonctionnement des marchés réels de la norme libre échangiste. Cette approche normative n’est pas exclusive d’autres aspects des politiques d’allocation comme la gestion des services publics ou le traitement des externalités négatives.
Par ailleurs, il existe les politiques de « répartition » et de « stabilisation ». Les premières visent à plus d’équité ou de justice sociale. Les deuxièmes, souvent qualifiées de politiques macroéconomiques, sont destinées à lutter contre le chômage et l’inflation.
Mais, quel que soit le type de politique économique actionnée, les vertus du marché et de la liberté des échanges restent la norme. Et celle-ci se déverse immanquablement sur tous les aspects de l’économie et de la vie sociale. Si les marchés fonctionnent bien, on aura une croissance économique stable. Si les marchés fonctionnent bien, tout le monde trouvera du travail et recevra un revenu en relation avec ses compétences et son investissement personnel. Bref, le marché libéré des entraves tend à produire un optimum économique. Mais ce n’est pas pour autant un optimum social.
La norme libre échangiste
La norme libre échangiste adoptée pour légitimer l’économie libérale de marché se fonde sur une approche résolument utilitariste et individualiste. Cette vision du fonctionnement de l’économie peut être questionnée. Mais un tel questionnement est périlleux car il semble nier l’évidence : nous sommes mus par nos intérêts individuels. Pire, ne joue-t-on pas, alors sans assez de discernement, avec les fondements de l’analyse économique ?
Mandeville, en 1714, dans sa « Fable des abeilles : ou vices privés et vertus publiques », soulevait déjà la question de fond en affirmant que l’égoïsme de chacun participe au bonheur de tous. Cette formule est lourde sens, elle légitime l’efficacité d’une économie de marché libre et non faussée. Depuis, on est resté sur cette logique. L’esprit d’entreprise, la volonté de maximiser la satisfaction individuelle et l’avidité pour toujours plus de profits et de revenus sont considérés comme les moteurs qui engendrent le dynamisme économique. La fonction du marché est alors de coordonner tous les plans individuels en faisant émerger un système de prix qui permet de maximiser les choix individuels tout en produisant un optimum collectif. Léon Walras a magistralement formulé cela dans « Éléments d’économie politique pure ou théorie de la richesse sociale » dans le dernier quart du 19ème siècle (première édition en 1874, 4ème en 1900). Depuis lors, il est devenu la référence incontournable en imposant un paradigme. Certes, la science économique s’est développée depuis. Mais sur la base d’un principe fondateur qui peut se résumer par la formule : au commencement était l’utilité mise en équation par Walras.
Sur-dimension de la sphère financière
Ce paradigme s’applique aussi à la sphère financière. Du coup, alors que la finalité de l’activité financière est de rendre plus efficace l’économie réelle, elle aboutit à la fragiliser. On touche ici aux origines immédiates de la crise actuelle.
Au départ de l’analyse il convient d’identifier les relations intimes et complexes entre le temps et l’économie. La dimension temporelle de l’activité économique s’appréhende à trois niveaux. D’abord, le rythme des revenus n’est pas synchrone avec celui des dépenses. Ce décalage entre les dépenses et les revenus concerne tous les acteurs impliqués dans l’activité économique, du simple consommateur aux administrations publiques en passant par les entreprises. Ensuite, produire s’inscrit dans la durée et nécessite un processus préalable d’accumulation de capital. Généralement, l’emprunt permet d’investir afin de fonder l’activité de production future. Enfin, beaucoup de choix sont effectués alors que le futur n’est pas totalement connu. Chacun sait que l’avenir est incertain. La mutualisation et la couverture des risques sont des attitudes totalement légitimes, qu’il s’agisse des mécanismes d’assurance ou de la nécessité de se protéger contre des incertitudes inhérentes à une activité de production ou d’échange.
Ces trois caractéristiques sont constitutives de toute activité économique.
Ce que nous appelons la finance de premier rang est une réponse à la relation entre le temps et l’économie réelle.
La monnaie est indispensable car elle est à la fois intermédiaire des échanges, réserve de valeur et unité de compte. Les banques et, plus généralement les institutions financières, sont essentielles car elles assurent le financement de l’économie en servant d’intermédiaire entre les prêteurs et les emprunteurs. L’intermédiation financière est « directe » lorsque, comme c’est le cas pour les actions et les obligations, le prêteur et l’emprunteur se connaissent ou, à tout le moins, sont bien identifiés par les deux parties. Elle est « indirecte » lorsque les banques et les intermédiaires financiers collectent des fonds auprès des agents à capacité de financement afin de les prêter aux agents à besoin de financement. Les premiers veulent plutôt placer, sans risque, des petites sommes à court terme. Les seconds souhaitent emprunter sur un plus long terme des sommes importantes en prenant des risques. Lorsque les prêts dépassent les dépôts, il y a création monétaire. Ce privilège des banques est encadré par des règles strictes.
Dans ce système, les intermédiaires financiers s’échangent leurs excédents et leurs besoins de financement sur le marché dit « interbancaire ». De plus, ils accèdent au « refinancement » de la banque centrale. Celle-ci gère la monnaie légale et assume le rôle de prêteur en dernier ressort. Au niveau mondial, les marchés des changes permettent la communication entre les systèmes monétaires nationaux.
Au total, la finance de premier rang est donc indispensable au bon fonctionnement de l’économie dite réelle. Elle n’est pas contestable.
Lorsque la sphère financière s’autonomise trop de l’économie réelle, elle développe ce que nous appelons la finance de second rang. Désormais, l’activité financière est découplée des activités de production, de consommation et d’échange. Le temps de la finance devient disjoint de celui de l’économie réelle. La finance de second rang optimise la gestion intertemporelle des liquidités afin d’obtenir un rendement élevé dans le court terme. Elle offre des opportunités de placements aux banques, aux assurances, aux grandes entreprises et aux particuliers. Mais ces marchés découplés de l’économie réelle sont particulièrement fragiles. Ils sont soumis à l’extrême volatilité des anticipations et l’évaluation des risques devient très difficile et aléatoire. De plus, ces marchés amplifient les impacts des nouvelles bonnes ou mauvaises, qu’elles soient vraies ou fausses. L’appât du gain et les « esprits animaux » (l’expression est de Keynes) fonctionnent alors pleinement.
La finance de second rang recouvre la spéculation pure et des opérations d’arbitrage. Elle utilise des instruments financiers particuliers.
La spéculation pure correspond à une prise de risque volontaire effectuée en engageant une somme d’argent, que l’on détient ou que l’on emprunte, dans le seul but de dégager rapidement un profit. De ce fait, elle est déconnectée de l’économie réelle. La spéculation peut concerner plusieurs catégories d’opérations ou d’actifs financiers. L’achat d’une action (ou d’une monnaie) en vue de la revendre rapidement pour effectuer une plus-value est une opération spéculative.
Les opérations d’arbitrage qui tirent avantage de différences de cours (sur les marchés des changes) ou de prix (sur les marchés de matières premières) ou des taux d’intérêt relèvent elles aussi de la finance de second rang. Par contre, les opérations de couverture à terme en vue de diminuer les risques portant sur une opération réelle sont un des aspects de la finance de premier rang.
La spéculation pure apporte un revenu – ou une perte – qui n’est pas la contrepartie directe de la rémunération du travail, du capital productif ou d’une épargne constituée dans la logique de la finance de premier rang. Les revenus de spéculation proviennent d’un comportement de jeu à partir d’une mise de fonds. Ils ne sont pas directement liés à des activités socialement validées.
La spéculation pure pousse naturellement à des innovations financières qui tendent de plus en plus à déconnecter la sphère financière de la sphère réelle. Ainsi sont nées de nouveaux instruments financiers comme les options, les futures, les indices sur marchés boursiers, ou les swaps. La liste n’est pas exhaustive.
Précisément, quand ces instruments existent, ils ont comme finalité première de dégager des profits à travers des opérations qui ne sont pas directement adossées à une activité réelle. Il existe des titres financiers de second rang qui représentent eux-mêmes indirectement des titres financiers de premier rang. Mais ce second degré de titrisation fait perdre de l’information et brouille les risques. Les subprimes offrent ici un bon exemple. Ils correspondent à des créances hypothécaires (des titres de premier rang) contreparties de crédits immobiliers risqués et à taux d’intérêt variables effectués par des banques aux États-Unis. Ces subprimes ont été regroupés et transformés en titres de second rang. Ces nouveaux titres éliminent le rapport direct entre la banque et son emprunteur. Acheter des « paquets de subprimes » revient par conséquent à placer des liquidités en achetant des créances dont on ne connaît pas le débiteur final : c’est une prise de risque déconnectée de l’économie réelle.
La finance de second rang n’est pas indépendante de celle de premier rang. Elle est gérée par les mêmes agents et les mêmes institutions. Mais elle est plus fragile et plus volatile. En cas de difficulté, elle atteint la crédibilité et la solvabilité de celle de premier rang. En conséquence, elle impacte la sphère réelle.
Pour une régulation radicale
Selon nous, réguler le système financier implique par conséquent un grand pas en arrière par rapport aux innovations financières des dernières années. Il faut revenir à une finance de premier rang au seul service de l’économie réelle. La finance de second rang devrait disparaître. Une telle proposition est une attaque frontale contre une partie importante des activités financières qui se sont développées depuis trois décennies. Nous le concédons aisément. Souhaiter contrecarrer le mouvement des innovations financières peut sembler incongru et irréaliste. Mais la sécurité du système financier et son efficacité à long terme doivent primer sur la recherche de rendements élevés dans le court terme. Il faut savoir renoncer aux innovations qui peuvent être néfastes pour le plus grand nombre et qui, au final, risquent de fragiliser la démocratie. En définitive, cela revient à proposer la pratique d’un principe de précaution concernant la bonne santé de l’économie.
Très concrètement, il s’agirait d’une part d’interdire toutes les titrisations qui ne sont pas la contrepartie directe et lisible d’une opération fondée sur l’économie réelle. Et, d’autre part, d’éliminer les marchés financiers où s’échangent des produits trop déconnectés de l’économie réelle tels que les marchés sur les indices boursiers, sur les options, sur les contrats à terme sur instruments financiers.
On peut faire un pas de plus dans l’hétérodoxie, en cohérence avec notre analyse. Pour cela nous suggérons d’imposer à des taux prohibitifs les plus-values des opérations purement spéculatives sur les titres boursiers. Les taux d’imposition pourraient être modulés en fonction de la durée de détention du titre. Par exemple 100 % si l’opération est dénouée dans la semaine. Puis, ce taux irait en diminuant avec la durée de détention de l’actif. Ce système préserverait la liquidité du marché, mais sanctionnerait la spéculation pure.
Toutes les mesures suggérées impliquent naturellement une farouche volonté politique. Un État seul, à moins de vivre en autarcie, ne pourrait pas les prendre. Ce serait suicidaire. L’économie mondiale n’est assurément pas prête maintenant pour une telle démarche. Le paradigme libéral semble au contraire s’étendre vers de nouveaux pays. Mais les crises ouvrent parfois sur de nouveaux paradigmes.
Reste l’Europe. Celle-ci se veut exemplaire. D’ailleurs, à certains égards, elle l’est, puisque son histoire démontre que des États souverains peuvent lier librement leur avenir. Pourquoi alors ne pas imaginer que l’Europe préfigure une économie soutenable sur le long terme dans le domaine financier ? Bien sûr, il y a le lancinant problème de la fuite des capitaux hors d’Europe. Mais il existe un contre argument : si l’Europe devient exemplaire en matière de solidité de son économie financière, elle deviendra, en définitive, bien plus attractive que les économies très dépendantes de la fragilité et de la volatilité de la finance de second rang.
Vers une société plus robuste
Il semble difficile de critiquer les comportements à l’origine du développement de la finance de second rang sans se pencher sur la question de la cohésion économique et sociale. Nous ne croyons pas que « l’égoïsme de chacun participe au bonheur de tous ». D’ailleurs, afin d’expliquer que les choix d’un individu peuvent tenir compte de la situation des autres, certains économistes introduisent les hypothèses d’aversion pour l’inégalité et d’altruisme conditionnel. Avec l’aversion pour l’inégalité, on admet que la présence d’inégalités réduit le bien être individuel. Avec l’altruisme conditionnel, on suppose qu’un agent peut agir en vue d’améliorer le bien être collectif dès lors qu’il pense que les autres le feront également.
Naturellement, il existe un droit légitime aux ambitions personnelles. Mais il n’est pas souhaitable, pour autant, qu’on tende vers une société du « chacun pour soi » où domine la seule recherche de l’accumulation de la richesse privée, où seul le court terme prime. De tels propos sont peu confortables pour un économiste. On quitte ici l’analyse économique « pure » pour entrer dans le domaine de la morale sociale. De fait, cela revient à aborder le débat de la compatibilité entre l’égalité et l’efficience économique.
Amartya Sen (Prix Nobel d’économie en 1998) insiste sur la complexité de la question en soulignant qu’il faut d’abord savoir ce que l’on entend par égalité. S’agit-il de l’égalité des revenus, des chances ? Selon lui, la notion d’égalité implique notamment que la société porte une attention égale à tous.
En suivant un autre auteur majeur, John Rawls, l’accent est mis sur une juste égalité des opportunités. Rawls propose d’appliquer le principe du « maximin » qui consiste à offrir le plus grand bénéfice possible à ceux qui sont le moins avantagés dans la société.
De façon plus modeste, et en relation avec nos propos précédents, nous pensons que l’équité constitue un élément fondateur de la cohésion sociale et que cette dernière est, en définitive, un facteur de croissance économique et de stabilité politique. Inversement, une société inégalitaire provoque une déconstruction sociale qui fragilise l’économie et peut conduire à déstabiliser la démocratie.
À cet égard, la formidable explosion de certaines rémunérations nous interpelle. Les sommes concernées ne relèvent plus de la dynamique entrepreneuriale mais bien plutôt d’une course effrénée vers des revenus astronomiques. Le Monde du 30 novembre 2008, reprenant des chiffres du Frankfurter Allegemeine Zeitung, indiquait que le patron de Porsche gagnait 21 346 euros par heure sur la base de 77 heures de travail par semaine, et sans prendre de vacances. Il serait trop facile, et trompeur, de réduire ce problème à la cupidité de quelques uns. Ces abus illustrent un dysfonctionnement général. Une collectivité qui valide de tels chiffres est dans une phase de déconstruction.
En absolu, les écarts de revenus ne suffisent pas à définir une société inégalitaire. Mais ils deviennent les révélateurs flagrants des inégalités lorsque, comme actuellement, de nombreux citoyens ont le sentiment aigu d’être mal dotés, de vivre dans la précarité et d’être insuffisamment considérés. Des statistiques confirment ces phénomènes puisque, durant la dernière décennie, la part des salaires dans le PIB a régressé dans la plupart des pays de l’OCDE.
Une société démocratique qui accepte des revenus colossaux tout en fragilisant les plus faibles génère des frustrations, de la méfiance et, au final, de la défiance. Elle démobilise le plus grand nombre et crée des rancœurs qui peuvent aboutir à la recherche de réponses politiques extrêmes. Bref, cette collectivité s’effrite en entamant le consensus social. Une démocratie solide nécessite, au contraire, un modèle sociétal équilibré et soutenable sur le long terme.
Parmi les mesures à prendre pour accroître la cohésion sociale, la réduction des écarts abyssaux de revenus serait emblématique de choix politiques clairs. Nous suggérons, comme mesure phare, de fixer, pour chaque entreprise, un écart maximum dans l’échelle des rémunérations des salariés et des dirigeants. Pour les autres formes de revenus, un mécanisme d’imposition très progressif, et sans bouclier fiscal, suffirait. Les deux principaux arguments contre ce type de mesures sont connus : limiter les revenus freine les incitations ; la mondialisation permet la mobilité des personnes et des bases imposables.
Nous ne croyons pas beaucoup aux pertes d’incitations. D’abord, il ne s’agit pas d’égaliser les revenus, mais de renoncer à des revenus aberrants. Ensuite, la rémunération n’est pas la seule motivation qui explique le dynamisme et l’engagement. La preuve : les Présidents des grands pays ou les prix Nobel n’ont pas des revenus démesurés. Enfin, des écarts jugés abusifs peuvent démobiliser les salariés.
Quand à la concurrence mondiale, on peut reprendre la logique évoquée plus haut à propos de la finance de second rang. Un seul pays ne peut pas agir seul. Par contre, l’Europe pourrait fixer des règles plus strictes concernant la répartition des revenus. Certains agents partiraient probablement. Seraient-ils pour autant les meilleurs ? L’Europe élaborerait ainsi un modèle sociétal exemplaire, attractif et suscitant une large adhésion. Elle construirait alors un espace de vie collective plus robuste et soutenable sur le long terme.
L’Europe se cherche encore, elle pourrait sédimenter son identité autour d’un projet collectif centré sur la cohésion sociale et porteur de croissance durable. Pour avancer, il faut convaincre du besoin de régulation sans tabou de l’économie de marché.
Éléments de bibliographie
Dévoluy Michel, Monnaie et problèmes financiers, Hachette 1994.
Koenig Gilbert, Analyse monétaire et financière, Economica, 2000.
Le Grand Julian, Equity and Choice, Harper Collin Academic, 1991.
Rawls John, A Theory of Justice, Harvard University Press, 1971.
Sen Amartya, Inequality Reexamined, Harvard University Press, 1992.
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