De la crise financière américaine à un modèle économique et social européen ?
Valérie Malnati, Commissariat général à l’Investissement
En grande partie responsable du blocage institutionnel de l’Europe et de ses difficultés à réagir d’une seule voix face aux crises internationales, il revient aujourd’hui à la France de proposer une solution politique et institutionnelle raisonnable. En effet, depuis qu’elle a dit « non », avec les Pays-Bas, au traité constitutionnel, l’Union européenne (UE) se traîne, et les difficultés financières actuelles nous confirment que le futur traité de Lisbonne ne lui permettra pas de s’affirmer comme une entité politique distincte de celle de ses États membres.
Mots-clefs : crise financière globale, gouvernance économique et financière en Europe, l’Europe face à la crise, modèle économique et social européen.
Citer cet article
Valérie Malnati « De la crise financière américaine à un modèle économique et social européen ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 19, 25 - 28, Hiver 2008.
Ainsi, s’il est indispensable – conformément aux règles institutionnelles de l’UE - que tous les États qui la composent se prononcent unanimement en faveur de ce traité [1], il devient aussi extrêmement urgent que ces mêmes États s’entendent enfin sur une politique économique commune dotée des instruments d’intervention nécessaires, ne serait-ce qu’au sein de l’UEM (Union économique et monétaire).
En attendant, faute de ratification de l’ensemble des pays européens, l’Europe ne disposera pas d’un président du Conseil élu pour 2 ans 1/2 ; la Commission, quant à elle, sera en fin de mandat avant les élections du Parlement européen de juin 2009. Au total, une situation peu favorable à une saine gouvernance de l’Union européenne.
Sur le plan économique, force est donc de se réjouir du plan de projet pour l’Eurogroupe élaboré sous l’égide française, le meilleur possible vu la situation actuelle et exceptionnelle dans laquelle nous sommes. Premièrement parce que ce plan existe. Deuxièmement parce qu’il est européen. Troisièmement parce qu’il est cohérent.
La crise financière internationale aura ainsi, sinon favorisé l’émergence d’un gouvernement économique européen, du moins remis la question à l’ordre du jour : « Au-delà du secteur financier, le Conseil européen souligne sa détermination à prendre les mesures nécessaires pour supporter la croissance et l’emploi », lit-on dans le texte des conclusions de la réunion à Bruxelles 15 octobre dernier.
L’une des manières d’envisager ces « mesures nécessaires » et de façon à ce qu’une approche décentralisée de la politique économique puisse fonctionner dans l’UEM, il est dit aussi que « la coordination des politiques économiques doit déboucher sur des mesures concrètes et être à la hauteur des engagements pris. Cette coopération doit avoir une réelle substance et tenir compte, de façon réaliste, des implications des politiques nationales pour la zone euro ».
Mais derrière chacune de ces affirmations pleines de bonnes intentions se cachent des interprétations politiques tellement personnelles et difficiles à traduire en terme d’intérêt général que les marchés, qui n’ont eux pas du tout d’états d’âme, demandent aujourd’hui aux gouvernements de faire la preuve qu’ils peuvent « gérer la diversité ». Ils veulent être sûrs :
- qu’il existe un cadre commun et transparent pour analyser les défis posés à la politique économique et mettre au point les solutions proposées ;
- que les implications des politiques budgétaires nationales pour la zone euro sont dûment prises en compte ;
- que les États membres sont engagés à observer les règles et à respecter les objectifs budgétaires fixés ainsi que les objectifs de réforme économique.
Bien sûr, toute réflexion européenne et tout projet, aussi intéressant soit-il, se heurte aux difficultés budgétaires de l’UE dont le budget, pour la période 2007-2013, a été rogné par la volonté politique des chefs d’États et de gouvernement en décembre 2005. Il faut d’ailleurs reconnaître qu’avec le plafonnement des dépenses à 1,045% du PIB de l’UE (soit 862 363 millions d’euros) et avec des ressources communautaires limitées par un plafond fixé à 1,27% du revenu national brut, les marges de manoeuvres sont limitées, si bien que la Commission a dû procéder à des réductions de crédits dans différents programmes pluriannuels.
Autant d’indicateurs de l’essoufflement de la dynamique européenne qui est dorénavant présentée davantage comme une contrainte partagée que comme la réalisation d’une ambition politique commune. Alors, puisque l’Europe souffre depuis toujours de l’inadéquation entre son intégration économique et son intégration politique, et puisque la crise a prouvé que l’Euroland est le lieu de résolution des problèmes financiers, l’occasion est belle de transformer l’essai.
Avec un Conseil de l’Eurogroupe doté de pouvoirs propres, il deviendrait possible de développer au niveau européen un système coordonné de supervision du système financier chargé de favoriser l’échange d’informations entre États, de coordonner les actions et d’apporter un conseil en cas de besoin. Le passé récent nous prouve l’utilité concrète d’un tel dispositif qui représente surtout une réponse unie des 27 à une crise qui les affecte tous.
Au niveau international, l’institution de l’Eurogroupe aurait le mérite de combler partiellement et momentanément le « manque d’État » de l’UE ; elle lui offrirait en tout cas une capacité de décision et permettrait que face aux grands groupes financiers globalisés, une puissance publique identifiée soit susceptible, le cas échéant, de réguler le marché et ainsi de sauver l’épargne et la mise à disposition de moyens financiers pour les entreprises et pour les particuliers. Autrement dit, de coordonner les initiatives pour soutenir le financement des entreprises et par suite, le maintien de l’emploi et le développement de l’activité.
Faut-il le même type de coordination pour la politique économique européenne que pour la crise financière ? Du point de vue de la présidence française, la réponse est oui.
« Si l’on a pu apporter une réponse coordonnée à la crise financière en Europe, ne faudrait-il pas apporter une réponse coordonnée à la crise économique en Europe ? », a ainsi suggéré Nicolas Sarkozy au Conseil européen qu’il préside.
On retrouve dans les propositions du président de la République française un sens de l’opportunité et un pragmatisme qui le conduit, en dehors des idéologies dogmatiques, à pencher vers des solutions acceptables par le plus grand nombre, ce qui est synonyme d’un consensus politique. « La politique c’est l’art de résoudre des problèmes complexes » disait-il lors de l’une de ses interventions publiques [2].
La gouvernance politique de l’Europe est un problème complexe. Trouver une réponse européenne commune face à une économie mondialisée est un problème complexe. Et cela d’autant plus qu’il faut se mettre d’accord sur le choix de la réponse et que cela oblige fatalement à se poser l’épineuse question de la « supranationalité ».
Le récent plan de relance européen représenterait ainsi 1,5% du PIB des 27, contre 3% aux États-Unis, en raison du principe de coordination discrétionnaire qui régit les politiques économiques [3] au sein de l’UEM.
La France et la plupart des nations européennes continuent en effet à vivre avec l’idée qu’il est impossible de renoncer à la souveraineté de l’État-nation, notamment sur le plan budgétaire, alors que, dans de nombreux domaines économiques fondamentaux, celle-ci est déjà une coquille vide.
À quoi sert, par exemple, de débattre des solutions nationales au chômage ; il suffit d’observer l’extraordinaire parallélisme entre le taux de chômage de la France et celui de l’Europe des 27 pour comprendre que le problème du chômage, comme beaucoup d’autres, n’est pas principalement, et n’a sans doute jamais vraiment été, un problème franco-français. Quant aux solutions miracles que pourrait mettre en œuvre un gouvernement (réforme du salaire minimum, modifications de la fiscalité affectant le travail...), la diversité des situations européennes dans ce domaine jette un doute sur leur réelle efficacité. Le Danemark a depuis longtemps fiscalisé entièrement ses cotisations sociales et le Royaume-Uni n’a pas eu de salaire minimum avant 1999. Pourtant, l’évolution tendancielle du chômage dans ces deux pays est comparable à celle de leurs partenaires.
Au contraire, il n’est plus aujourd’hui question de légitimer le fait que la monnaie unique ait été un formidable rempart contre la volatilité des cours ainsi qu’une protection contre la spéculation. Il a fallu une crise pour en être convaincu.
Faut-il attendre qu’en survienne une nouvelle, financière, sociale, écologique ou autre, pour décider ensemble que la voie choisie démocratiquement mérite tout autant qu’une autre d’être explorée plutôt que de la dénoncer à priori… et toujours pour de prétendues bonnes raisons purement rhétoriques ?
Nous avons inventé ensemble un mode d’organisation pour l’UEM sans rationalité historique. Le compromis politique franco-allemand a mené à une solution mixte, à la fois inspirée des thèses keynésiennes et des économistes « classiques » pour les aspects monétaires, la question du chômage relevant quant à elle surtout des politiques structurelles.
Sur le plan politico-social en revanche, aucune solution de compromis n’a encore véritablement émergé des différents courants doctrinaux qui continuent à s’opposer sur la forme optimale d’organisation européenne. En Allemagne, par exemple, c’est le principe du fédéralisme et de la subsidiarité qui l’emporte. Et pendant ce temps, le monde poursuit son mouvement perpétuel…« Le monde politique change » écrivait Tocqueville en 1835 [4] « il faut désormais trouver de nouveaux remèdes à de nouveaux maux ». D’où le dilemme que constitue le choix de la méthode à privilégier, tout autant que celui du modèle économique et social à adopter !
À moins qu’il ne s’agisse plutôt d’un conflit « entre l’engagement d’une société en faveur de la liberté individuelle et de l’équité – sa responsabilité sociale – et le besoin de rigueur économique et de conservatisme financier visant à éviter des dépenses publiques excessives », comme le suggèrerait l’économiste indien Amartya Sen [5] en 1999 ?
Le processus d’intégration européenne a été inventé, à un moment donné de l’histoire – et bien avant le phénomène de globalisation économique – pour intégrer des États nations traditionnellement hostiles dans une union de nations pacifiques. Ce processus est un work in progress ; il n’a pas de fin prévisible étant donné qu’il dépend de nombreux facteurs à la fois intérieurs, mais aussi extérieurs à la zone concernée.
De plus à l’intérieur de celle-ci, les politiques communes, par leur existence même, créent un nouveau concept d’économie politique qui influence à la fois les actions des politiciens et celles des opérateurs économiques des États membres. Le modèle économique et social pour l’Europe est l’un de ces nouveaux concepts.
D’ailleurs, les différents traités qui régissent l’UE comprennent déjà, en plus des conditions financières et budgétaires, un volet social [6]. Pour autant, il est frappant de constater que, plus que l’étroitesse du cadre politique défini par ces traités, c’est la mesure dans laquelle les débats publics sont toujours dominés par un seul de ses aspects – en l’occurrence les critères budgétaires et financiers – au détriment des questions sociales. Cela est d’autant plus notable que la nécessité de réduire les déficits budgétaires pour assurer la stabilité économique et sociale demande en général que soient prises des dispositions sévères, et que le besoin d’équité n’est jamais aussi grand que lorsque des sacrifices doivent être consentis.
En définitive, les exigences politiques de l’intégration européenne (au-delà de ses séquences politiciennes successives et y compris dans ses aspects économiques et monétaires) doivent certainement être appréhendées en des termes plus généraux :
- D’une part, il faut avoir à l’esprit le fait qu’avec un système de changes institué à Bretton Woods aujourd’hui dépassé, il faut en construire un nouveau sur la base des réalités actuelles. C’est peut-être même la « maison Europe », elle aussi en construction, décrite en 1992 par Lester Thurow comme la superpuissance du 21ème siècle, « qui rédigera le code des échanges mondiaux, et le reste du monde ne pourra que s’y plier » [7]. En d’autres termes, c’est en élaborant les règles de leur intégration économique que les Européens se chargeront de suggérer, pour l’essentiel, le code de la route de l’économie mondiale.
- D’autre part, la bonne gouvernance pour l’Union européenne est celle qui consiste à mettre en œuvre une stratégie concrète basée sur des objectifs qui correspondent à ceux que la société est susceptible d’accepter. Sans oublier qu’après la crise, institutionnelle celle-là, des résultats négatifs aux référendums français et néerlandais, le Conseil européen de juin 2005 a déjà décidé « qu’il était nécessaire d’ouvrir une période de réflexion impliquant la société civile dans chacun des États membres ».
Il est donc souhaitable que les futures élections européennes du printemps 2009 fassent l’objet de choix collectifs européens, via des campagnes européennes qui opposent des partis et des programmes cohérents, et évitent la fuite en avant en s’attardant sur considérations politiques qui montrent bien souvent que finalement les demandes nationales et fédérales vont de pair. Pour l’UE et son modèle économique et social, le conseil qui fut jadis donné à Macbeth [8] prend toute sa valeur : « Puisqu’il faut faire ce qu’il faut, ce serait bien de le faire vite ».
[1] À ce sujet, voir l’article « Le traité de Lisbonne : un traité modificatif porteur d’une réforme institutionnelle … et politique ? », Bulletin de l’OPEE n°18, Été 2008.
[2] Discours prononcé le 8 septembre 2006 à Bruxelles devant les Amis de l’Europe et la Fondation Robert Schuman.
[3] Ce plan prévoit que chaque État participe à hauteur de 1,2 % de son PIB national, les 0,3 points restants correspondant a des financements européens..
[4] Tocqueville (De) A. (1835) : « De la démocratie en Amérique » (ed. Garnier-Flamarion, Paris, 1981).
[5] Amartya Sen, « L’économie est une science morale », La découverte (1999).
[6] En 1997, par le traité d’Amsterdam, la politique sociale est devenu une politique communautaire appliquée par tous. En 2000, la Stratégie de Lisbonne se penche sur « la modernisation du modèle économique et social ».
[7] Lester Thurow, « La maison Europe », Calmann-Levy (1992).
[8] William Shakespeare, 1623.
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