Le vécu des chômeurs européens : de grandes disparités

Isabelle Terraz, Université de Strasbourg (BETA)

La situation des pays européens au regard du chômage est d’une grande diversité. Cette diversité concerne tant les performances du marché du travail que les niveaux d’indemnisation et de modes de vie des chômeurs

Mots-clefs : emploi et chômage, inégalité économique et sociale, modèle économique et social européen, politique et stratégie de l’emploi, politique sociale.

Citer cet article

Isabelle Terraz « Le vécu des chômeurs européens : de grandes disparités », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 13, 14 - 17, Automne 2005.

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Plutôt que d’évoquer l’importance du chômage européen au regard des taux américains ou japonais, il faudrait parler des taux de chômage européens tant les performances des pays peuvent être disparates. En mars 2005, ces taux [1] s’échelonnaient de 4,3 % en Irlande à plus de 18 % en Pologne. À cet égard, on retrouve parmi les nouveaux pays membres des disparités de performance sur le marché du travail encore plus importantes que dans l’Europe des 15. La situation de la Slovaquie (15,9 %) ou de la Pologne (18,1 %) est sans commune mesure avec celle de Chypre (5,1 %) ou de la Hongrie (6,3 %).

Au-delà de ces divergences qui peuvent s’expliquer par des institutions sur le marché du travail, des chocs ou encore des politiques macroéconomiques différentes, c’est le vécu des chômeurs européens que nous souhaitons mettre en exergue. Par conséquent, nous traiterons dans un premier temps de l’indemnisation du chômage dans dix pays de l’UE puis nous nous pencherons sur leur vécu au sein des ménages avant de rappeler le processus de coordination des politiques sociales en Europe.

Une prise en charge des chômeurs très variée

Deux éléments contribuent à expliquer le niveau de vie des personnes privées d’emploi en Europe : la couverture du système d’indemnisation et le niveau des prestations allouées. Les conditions d’accès au système d’indemnisation peuvent être plus ou moins restrictives tandis que les montants alloués peuvent être un pourcentage du salaire antérieur, fixe ou dégressif, ou encore une somme forfaitaire. Au total, c’est la conjonction des conditions d’accès, de la durée d’indemnisation et des montants alloués qui feront qu’un système sera plus ou moins généreux.

Tableau 1. L’indemnisation du chômage
Pays Part des chômeurs indemnisés Indemnisation moyenne (personnes
indemnisées)
Belgique 89,9 % 486
Danemark 92,8 % 735
Allemagne 78,9 % 573
Grèce 22,7 % 201
Espagne 37,4 % 452
France 58,6 % 508
Irlande 80,9 % 521
Italie 9,1 % 378
Portugal 33,5 % 420
Royaume-Uni 32,2 % 272
UE – 10 43,4 % 490

Source : PCM, Base : personnes ayant connu le chômage durant le panel. L’indemnisation moyenne est exprimée en parité de pouvoir d’achat.

À ce titre, force est de constater que l’hétérogénéité des systèmes d’indemnisation [2] du chômage est très marquée en Europe (Tableau 1). Parmi les dix pays considérés, le Danemark fait figure d’exception car il allie une forte couverture des chômeurs à des niveaux élevés de prestations. La Belgique, l’Allemagne et l’Irlande occupent également une position privilégiée dans la mesure où 80 % des chômeurs sont couverts pour des montants légèrement supérieurs à la moyenne européenne. La France occupe une position intermédiaire entre les pays continentaux et ceux du sud de l’Europe. Sa couverture du chômage est moins large que celle des autres pays continentaux mais les montants alloués sont sensiblement analogues. Enfin, les pays du sud de l’Europe apparaissent comme les moins généreux, même s’il convient d’opérer une distinction entre d’une part l’Espagne et le Portugal, qui couvrent un tiers des chômeurs pour des niveaux légèrement inférieurs à la moyenne européenne, et de l’autre la Grèce et l’Italie. La faible générosité du système d’indemnisation grec est liée au bas niveau des montants distribués tandis que celle de l’Italie s’explique par une couverture particulièrement restreinte des personnes privées d’emploi. Le Royaume-Uni, enfin, peut se rattacher aux pays du sud les moins généreux par la faiblesse des prestations distribuées.

Ces comparaisons illustrent la diversité de la prise en charge étatique mais également les différences sous-jacentes de conception des systèmes. Une typologie établie par Esping-Andersen (1999) distinguait quatre logiques différentes qui ont fondé les systèmes de protection sociale européens. Le modèle « nordique » caractérisé par l’universalisme des prestations et des montants élevés garantit au citoyen une indépendance relative par rapport au marché. A l’autre extrême, le modèle « libéral » privilégie le marché et n’intervient qu’en ultime ressort pour distribuer des prestations d’un faible montant. Le modèle « conservateur-corporatiste » organise le principe des versements en fonction des différentes catégories professionnelles et assoit les droits alloués sur les montants de cotisations versées. Enfin, dans le modèle « méditerranéen » les droits sont également liés à l’emploi mais le faible développement de l’État est compensé par une présence importante de la famille.

Il est frappant de constater que les logiques qui ont présidé à la création de ces modèles de protection sociale se traduisent encore aujourd’hui par des niveaux de prise en charge variés pour les chômeurs. En dépit de contraintes communes, ralentissement de la croissance et vieillissement de la population, les logiques initiales restent extrêmement présentes (Daniel, Palier 2001).

C’est ainsi que le modèle danois (modèle nordique) est beaucoup plus généreux que le modèle britannique (modèle libéral). La logique « corporatiste » conduit à de niveaux de prise en charge élevés pour les pays continentaux du nord de l’Europe (Belgique, Allemagne et dans une moindre mesure en France), beaucoup plus faible dans les pays méditerranéens. Dans ces derniers pays, la faiblesse de l’intervention étatique est parfois justifiée au motif que la famille, plus présente que dans le reste de l’Europe, constitue un filet de protection informel (Leibfried 1992, Ferrera 1996).

Chômage et lien familial

Sans vouloir évaluer cet apport familial, le vécu du chômeur peut être très différent selon qu’il vit avec d’autres personnes, qu’il en est le principal apporteur de revenu ou non (Graphique 1). Or, près de la moitié des chômeurs espagnols (46 %) et grecs (47 %) et 61 % des italiens sont de jeunes adultes qui vivent avec leurs parents. A l’inverse, ces pourcentages sont les plus faibles au Danemark (10 %) et en Allemagne (18 %). De la même façon, le pourcentage des chômeurs qui vivent seuls est inférieur à 3 % dans tous les pays du Sud tandis qu’il s’élève à 12 % au Danemark et 20 % en Allemagne.

Graphique 1. Où vivent les chômeurs européens ?

Légende : B : Belgique, DK : Danemark, D : Allemagne, EL : Grèce, E : Espagne, F : France, IRL : Irlande, I : Italie, P : Portugal, UK : Royaume-Uni.

Ces différences reflètent à la fois les habitudes de cohabitation du pays et la structure du chômage. De manière générale, le taux de chômage des jeunes de 15 à 24 ans est important dans le sud de l’Europe ce qui renforce la proportion de jeunes au sein des familles, mais le pourcentage des jeunes adultes en emploi qui vivent toujours avec leurs parents est également plus élevé. Le chômage, en retardant la décohabitation des jeunes (Holdsworth et alii 2001), va alors renforcer les spécificités démographiques de ces pays.

Or, vivre au sein d’un ménage permet de partager les frais fixes et de mettre en commun certaines ressources. En l’absence d’un système développé d’indemnisation du chômage, la famille tend à amoindrir les conséquences du chômage dans le sud de l’Europe. C’est ainsi que Bentolila et Ichino (2000) ont montré que le chômage du chef de ménage est moins pénalisant en termes de consommation dans le sud que dans le nord de l’Europe. La présence familiale va alors jouer un rôle d’autant plus important que le chômage concerne des personnes qui ne sont pas les principaux apporteurs de revenu. Cependant, au vu des disparités de générosité étatique, il serait illusoire de penser qu’elle puisse les compenser (Ekert et Terraz 2005).

La persistance des spécificités nationales

Les spécificités en termes de chômage sont fortes et les différences de conception des systèmes de protection sociale continuent à marquer l’espace social européen. En vertu du principe de subsidiarité, la politique sociale reste une compétence nationale mais elle est soumise à un principe de coordination, dans le cadre de la méthode ouverte de coordination (MOC). Cette méthode, au cœur de la stratégie de Lisbonne (2000), et dont relèvent notamment les politiques de santé, d’éducation ou de recherche et développement se fonde sur la logique suivante : les décideurs nationaux échangent des informations et évaluent leurs performances au regard de critères communs. Cette méthode, dite flexible, permettrait de populariser les méthodes les plus efficaces et faciliterait les comparaisons internationales pour les électeurs. En revanche, comme il s’agit d’une coopération « flexible », elle n’est que peu susceptible de modifier profondément les incitations des décideurs (Boyer 2003), en particulier s’ils doivent faire face à des tensions intérieures. En conclusion, on ne peut que constater la survivance de disparités qui concernent nombre d’éléments du marché du travail.

La diversité des modes de prise en charge du chômage reflète donc des conceptions différentes de la protection sociale et même des liens familiaux. Faut-il dans ce cas remettre en cause le principe de subsidiarité et militer pour une harmonisation des politiques sociales européennes ? La question est complexe tant les systèmes en vigueur dans les pays sont le fruit d’une histoire particulière, d’un « construit social ». Cependant, il ne faut pas oublier, qu’en termes de chômage, l’impact des politiques macroéconomiques est déterminant et qu’il subsiste sans nul doute des marges de manœuvre inexploitées.

Bibliographie

Bentolila S., Ichino A. (2000), « Unemployment and consumption : are job losses less painfulnear the mediterranean ? », Discussion Paper CEPR, n°2359.

Boyer R., Dunhove M. (2003), « La répartition des compétences en Europe », CEPREMAP, n°2003-03.

Daniel C., Palier B. (2001), « La protection sociale en Europe. Le temps des réformes », La documentation française.

Esping-Andersen G. (1999), « Social foundations of Postindustrial Economies », Oxford University Press, Oxford.

Ferrera M. (1996), « The southern model of welfare in social Europe », Journal of European Social Policy, vol.6, pp.27-37.

Ekert-Jaffé O., Terraz I. (2005), « L’Etat et la cellule familiale sont-ils substituables dans la prise en charge du chômage en Europe », Working Paper BETA n°2005-04.

Holdsworth C. (2000), « Leaving Home in Britain and Spain », European Sociological Review, vol.16, pp. 201-222.

Leibfried S. (1992), « Towards a European Welfare State : On integrating Poverty Regimes in the European Community », in Z. Ferge and J.E. Kolberg (eds.), Social Policy in a Changing Europe, Frankfurt, Campus Verlag, pp.245-280.


[1Chiffres Eurostat

[2Les chiffres présentés sont issus du Panel Communautaire des Ménages, enquête annuelle à passages répétés entre 1994 et 2001 qui offre des données suivies tant démographiques qu’économiques sur la situation des individus et des ménages européens. Nous présenterons des résultats pour dix pays européens pour lesquels nous disposons de l’ensemble des données nécessaires. Nous retenons comme « chômeuses » les personnes déclarant avoir connu le chômage pendant un mois ou plus durant le Panel. Cette option déclarative nous paraît préférable à la définition traditionnelle du BIT car elle a le mérite de ne pas occulter la situation des chômeurs découragés. Enfin, les prestations de chômage s’entendent des prestations versées au titre de l’assurance, de l’assistance ou de la formation.

Droits et Permissions

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