Ouvrir les jeux d’argent en ligne à la concurrence ?

Damien Broussolle, Institut d'Etudes Politiques, Université de Strasbourg (LaRGE),

« À ce moment-là j’aurais dû partir, mais une sensation étrange a pris naissance en moi : une envie de provoquer le destin, de lui donner une chiquenaude, de lui tirer la langue. J’ai risqué la plus grosse mise autorisée : quatre mille florins, et j’ai perdu. Ensuite, m’échauffant, j’ai sorti tout ce qui me restait, l’ai placé comme la fois précédente et j’ai de nouveau perdu ; alors, j’ai quitté la table, abasourdi ».
Dostoïevski, « Le Joueur » 1866

Depuis plusieurs années deux orientations s’opposent dans l’Union européenne quant au statut économico-institutionnel des jeux d’argent. D’un coté plusieurs Etats, plutôt soutenus par la Commission Européenne, souhaitent ouvrir cette activité à la concurrence et notamment développer les paris en ligne. De l’autre de nombreux Etats cherchent à maintenir une réglementation protectrice des joueurs, sinon à défendre leurs monopoles nationaux. Alors que l’ouverture à la concurrence paraissait avoir le vent en poupe, un récent arrêt de la Cour de Justice des Communautés (08/09/2009) semble renverser la donne.

Mots-clefs : intégration des marchés, intégration des marchés de services, jeux d’argent, libéralisation des marchés de services, politique de concurrence.

Citer cet article

Damien Broussolle « Ouvrir les jeux d’argent en ligne à la concurrence ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 21, 9 - 15, Hiver 2009.

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Une activité considérée comme potentiellement dangereuse

L’activité des jeux d’argent est contrôlée dans la totalité des Etats de l’Union Européenne pour au moins trois raisons convergentes :
D’une part il s’agit de protéger les « conso­mmateurs » qui, à l’instar du joueur de Dostoïevski, peuvent sombrer dans une accoutumance destructrice et se retrouver dans une situation financière désastreuse. Ce risque est d’autant plus fort que les jou­eurs proviennent le plus souvent de milieux modestes (Encadré n°1). En France, il y aurait environ entre 400.000 et 800.000 joueurs compulsifs (INSERM 2009). Tendent aussi à s’ajouter à cela des motifs moraux qui diabolisent les gains monétaires oisifs, en leur attribuant des effets corrupteurs. L’exposé d’une loi fran­çaise du 18 avril 1924, n’expliquait-il pas que : « la loterie est dangereuse comme faisant naître l’espoir d’un gain important qui n’a pas sa source dans le travail ; elle détourne de l’effort et engage à l’inac­tion ».

Les jeux de hasard et d’argent sont donc habituellement interdits aux mineurs et même parfois totalement prohibés. Ils ne deviennent acceptables que s’ils concourent au financement de causes d’intérêt collectif, par exemple caritatives ou sportives. En outre les sociétés de jeux doivent mettre en œuvre des mesures de protections des joueurs. Une manière de désinciter la pratique du jeu con­siste notamment à limiter les gains. Ainsi pour la Française des Jeux, l’espérance mathématique de gain fixée jeu par jeu par les pouvoirs publics varie entre 25 % et 70 %, avec une moyenne, tous jeux confondus, de 59,7 %. Les sociétés de jeux reversent une part significative de leurs recettes aux pou­voirs publics, ou financent directement des activités sportives (hippiques pour le PMU). Que cela soit ou non la conséquence des mesures évoquées, les Français jouent moins que leurs homologues européens. Seuls 63 % des Français de 18 ans et plus ont joué au moins une fois à un jeu d’argent, contre 83 % des Belges, 92 % des Espagnols et des Suédois ou 95 % des Portugais.

Encadré 1 : Qui sont les joueurs de jeux d’argent en France ?

« Les habitués des casinos sont à 41 % des inactifs, sans emploi ou retraités. Les plus de 50 ans et les moins de 30 ans représentent chacun environ 30 % des joueurs de machines à sous, 57 % sont des hommes. »

« Les parieurs du PMU sont à 65 % des hommes âgés de 35 à 49 ans issus de milieux socioprofessionnels généralement modestes. Parmi ces parieurs, 55 % sont des clients réguliers. »

« En 2006, 29 millions de personnes ont joué à un jeu de la Française des Jeux : 49 % étaient des hommes, 51 % des femmes et 34 % avaient moins de 35 ans »

A noter : « Plus le délai entre la mise et le gain attendu est court, plus la possibilité de répétition de la séquence de jeu est éle­vée, plus le risque d’addiction est élevé ».

INSERM 2008

Les jeux de hasard peuvent d’autre part attirer le crime organisé en procurant une source de recettes faciles ou de blanchi­ment, et cela d’autant plus, qu’il est aisé de tricher sur les résultats. En consé­quence, la puissance publique est amenée à contrôler l’activité des sociétés de jeux, à la fois pour éviter le développement de mafias, de troubles éventuels à l’ordre public, ainsi que pour garantir que les résultats sont bien dus au hasard ou encore que les gains sont convenablement distribués. Il faut noter que pour certaines de ces raisons les Etats-Unis ont réce­mment adopté une législation fédérale qui restreint sévèrement les mouvements ban­caires liés aux paris en lignes (Unlawful Internet Gambling Enforcement Act, octobre 2006).
Enfin, il faut souligner que les sociétés de jeux, et encore plus lorsqu’elles sont publiques, représentent des sources de recettes parafiscales très significatives : au total plus de 5 milliards d’euros par an en France. Du reste, c’est au nom des risques de pertes de recettes que plusieurs Etats européens (Grèce par exemple) s’opposent à une mise en concurrence des jeux de hasard.

Traditionnellement, dans la plupart des Etats membres, le contrôle de l’activité de jeux est très strict (Pays-Bas, Belgique, Danemark…) ce qui conduit généralement à l’existence d’un monopole (Italie, France, Portugal…). D’autres Etats ont cependant ouvert cette activité à la concurrence et acceptent les jeux en ligne (Grande Bretagne 2004, Malte). Deux conceptions opposées du jeu s’affrontent donc, mêlées à des considé­rations économiques nationales. Pour la majorité des pays l’activité de jeu ne peut pas être considérée comme une activité écono­mique standard, une minorité a néanmoins choisi de la favoriser comme instrument de croissance et moyen d’attirer des ressources. Bien qu’elle s’en défende, la Commission soutient de fait la deuxième démarche, puisque depuis 2006 elle a lancé des procé­dures contre treize Etats pour infraction à la libre prestation de services.

Des pressions fortes au changement

Les pressions à la généralisation des jeux en ligne sont fortes.

Il y a d’une part l’ampleur d’un marché aux perspectives de croissance élevées. Selon Global Betting & Gaming Consultant, en 2007 le marché mondial des jeux d’argent en ligne représentait 10 milliards d’euros soit 4,7 % du produit mondial des jeux. Dans l’UE, le chiffre d’affaires total des industries du jeu, représentées à Bruxelles par un lobby actif (European Gaming and Betting Asso­ciation), représentait de 24 millions d’euros en Estonie à près de 11 milliards en Grande Bretagne (Institut Suisse de Droit Comparé 2006). Onze pays dépassaient le milliard d’euros. Pour ce qui concerne la France, en 2008 le chiffre d’affaires du PMU se montait à 9,3 milliards d’euros (pour 6,9 milliards de paris redistribués), celui de la Française des jeux 9,2 (pour 5,6 redistribués), et celui des Casinos à 18,3 (pour 15,7 redistribués). Le marché français aiguise les appétits car, non seulement c’est le troisième au niveau européen, mais il recèle aussi des possibilités de croissance importantes. Selon Bwin (prin­cipale société de jeu en ligne), il se situe « dans le top 10 mondial » (Trucy 2006 p. 175). Déjà entre 1999 et 2006 les mises ont augmenté de 77 % pour la Française Jeux, de 91 % pour le PMU et de 75 % pour les casinos (INSERM 2008). On comprend pourquoi en commission parlementaire Nicolas Perruchot soulignait : « (…) les Fran­çais sont des consommateurs modérés de jeux : ils dépensent pour cela 570 euros par an, contre 1 640 euros pour les Anglais et 1 900 pour les Autrichiens. Nous avons donc intérêt à organiser ce marché le mieux poss­ible, de façon que nos concitoyens soient incités, de manière responsable, à faire des paris en ligne » (Woerth 2009).
Le développement des nouvelles techno­logies de la communication facilite d’autre part une offre de paris à distance, que les autorités locales ont du mal à contrer. Des sociétés dont le sérieux est sujet à caution proposent des jeux d’argent sans garantie solide pour le consommateur. Il s’agirait alors de moraliser une pratique qu’il n’est pas possible d’empêcher, donc d’organiser un marché officiel là où l’activité des sites illégaux prospérerait [1].

Enfin, le cadre européen du marché unique ne prévoit rien de spécifique pour les jeux d’argent, ce qui les fait tomber dans le domaine concurrentiel habituel. Bien que la Commission ait poussé en ce sens, ni la Directive commerce électro­nique, ni la Directive services ne s’appli­quent aux jeux en ligne ou de hasard. La subsidiarité, mais surtout les libertés économiques, d’installation et de pres­tation, garanties par les traités, s’appliq­uent donc de façon standard. La Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) avait du reste soutenu cette orientation dans son arrêt Gambelli en 2003 qui opposait l’Etat italien à la société Britannique de jeux Stanleybet (approche réaffirmée dans l’arrêt Placanica de mars 2007).

Dans ces arrêts, la CJCE confirme que l’organisation des paris sous forme de monopole est une entrave au libre établi­ssement, comme à la libre prestation, qui ne peut être justifiée que pour des motifs impérieux d’intérêt général, non discrimi­natoires. Or la Cour fait état d’interro­gations fortes sur la cohérence du comportement de certains Etats qui la conduisent à supputer l’existence de motifs protectionnistes inavoués. En effet les arguments, détaillés au début de cet article, défendus par les Etats à monopole, s’accommodent mal « de la forte expan­sion du jeu et des paris » constatés dans ces mêmes Etats et notamment en Italie. Autrement dit, si la protection des consommateurs est la véritable justifi­cation des mesures restrictives, cela ne devrait pas conduire les sociétés natio­nales à « inciter et encourager à participer aux jeux afin que le trésor public en retire des bénéfices ». Elle rejette également le motif de pertes fiscales. Le fait notamment que les sociétés de jeu installées dans des grands pays puissent siphonner le marché des petits pays, diminuant ainsi leurs ressources fiscales, ce qui les obligerait à hausser par ailleurs leurs impôts, « n’est pas contraire au droit communautaire ». Elle reste toutefois silencieuse face à l’argument selon lequel l’interdiction faite au consommateur de recourir à des sociétés dont l’activité est légale dans d’autres Etats membres serait contraire au principe de Reconnaissance Mutuelle (ou à celui du Pays d’Origine).

L’ouverture à la concurrence s’étend

A la suite des décisions précédentes, les jeux en ligne basés à l’étranger ont été légalisés en Italie. En France, les monopoles de la Française des jeux, comme celui du PMU et des Casinos se trouvent sur la sellette. Un projet gouvernemental, qu’à trois reprises la Commission a demandé d’assouplir, est en chantier depuis 2007. Il a été adopté par l’Assemblée nationale le 13 octobre dernier. Il prévoit notamment d’autoriser les jeux en lignes pour le début 2010 (coupe du monde de football oblige), de créer une Autorité de Régulation des Jeux en Ligne (ARJEL) qui sera chargé d’attribuer des licences et de contrôler les sociétés, ainsi que d’autoriser la publicité pour les jeux d’argent. Seuls sont concernés les paris sportifs et le poker. Le projet doit à présent être examiné par le Sénat en janvier 2010.

Au-delà des problèmes éthiques et santé publique déjà soulignés, il convient d’avoir à l’esprit les effets pervers que la mise en concurrence risque de produire. Comme l’a exprimée Mme Michèle Delauney au mo­ment des débats en commission parlemen­taire : « les sites illégaux ne se tariront que si les sites légaux sont plus profitables. Même si les gains diminuent, les opérateurs comptent, grâce à la publicité et à l’épidémie prévisible de joueurs, sur des profits plus importants » (Woerth 2009). Rendre attractif les sites légaux conduit à réduire les contributions pesant sur les entreprises de jeux. Le système territorial de taxation actuel n’a en effet plus de sens pour des jeux en ligne, dont le siège social se trouve, ou bien peut se déplacer, à l’étranger. A la place, est donc prévue une taxation sur les mises des joueurs. Dans ce nouveau contexte, la concurrence fiscale jouera à plein. Elle contraindra l’Etat à aligner sa taxation sur celle des pays concurrents, y compris d’ailleurs à terme pour les jeux traditionnels. Eric Woerth, Ministre de l’Economie, justifie clairement cette démarche : « la fiscalité doit être, pour tous les types de jeu, globalement iden­tique, qu’ils soient vendus sur Internet ou dans un réseau physique. Cela signifie concrètement que, si l’on souhaite avoir une fiscalité sur les paris beaucoup plus basse que la fiscalité actuelle de la Française des Jeux ou du PMU, il faut l’appliquer à l’ensemble des paris ‘‘en dur’’, ce qui peut entraîner mécanique­ment pour l’État une diminution de recettes » (Woerth 2009). Les débats préalables envisageaient un prélèvement déjà bien léger de 7,5 % sur les mises dans le domaine sportif et de 2 % sur le poker, finalement réduit dans le texte voté à 5,7 % et 1,8 %. On est loin des niveaux de contribution actuellement payés. Rappelons que le produit brut de jeu des Casinos (cf. tableau n°1) est taxé à 58 %. Ce pourrait être une bonne nouvelle pour le « consommateur », qui pourrait ainsi recevoir une part plus importante de sa mise. Cela peut tout aussi bien se traduire par une plus grande marge bénéficiaire pour les sociétés de jeu et l’on comprend ici les appétits suscités. L’élément essentiel reste cependant que, du point de vue de l’intérêt collectif, la baisse du prélèvement sur les jeux n’est pas une bonne nouvelle. On se souvient aussi que la limitation du taux de retour des gains est une façon de décourager le jeu. Une disposition que récuse l’European Betting and gaming Association (Encadré n°2).

Tableau n°1

Evolution du produit brut des jeux dans les casinos
(en millions d’euros)
JEUX TRADITIONNELSMACHINES À SOUSTOTAL
SAISONS Produit brut des jeux Évolution (en %) Nombre Produit brut des jeux Évolution (en %) Produit brut des jeux Évolution (en %)
2001-2002 206,99 9,04 14 853 2 249,37 7,70 2 456,36 7,81
2002-2003 181,37 – 12,38 16 096 2 365,48 5,16 2 546,85 3,68
2003-2004 173,11 – 4,55 17 509 2 440,05 3,15 3 613,16 2,60
2004-2005 171,80 – 0,76 18 787 2 476,07 1,48 2 647,87 1,33
2005-2006 166,78 – 2,92 19 624 2 538,37 2,52 2 705,15 2,16
2006-2007 183,31 9,91 20 906 2 604,93 2,62 2 788,24 3,07
2007-2008 182,26 – 0,57 22 686 2 371,64 – 8,96 2 553,90 – 8,40

Source : Ministère du budget, des comptes publics et de la fonction publique, Rapport Carrez 2009 p. 90

Il faut enfin souligner que les autorisations prévues risquent de n’être qu’une étape toute transitoire. Dans l’avenir il sera bien difficile d’expliquer pourquoi le poker en ligne est autorisé et pas la roulette, ou tout autre jeu d’argent similaire. Un dernier sujet de préoccupation provient du fait que la Commission s’oppose, comme con­traire à la liberté de mouvement des capitaux, au blocage de transfert de fonds vers ou en provenance des sites de jeux non autorisés (cela concerne aussi l’Allemagne).
L’ouverture à la concurrence risque d’aboutir au paradoxe d’être non seulement moins protectrice pour les joueurs, mais également appauvrissante pour les recettes budgétaires, sans que le contrôle des mouvements de fonds illicites ne soit facilité.

Encadré 2 : Extraits des prises de position de l’European Betting and gaming Association (EB&GA) concernant la protection des joueurs et le projet de réforme français

– Interdiction aux mineurs : « aucun service en ligne ne peut être totalement efficace dans ce domaine (…) ».
– « Il est extrêmement difficile de surveiller et d’identifier les joueurs qui font preuve d’une attitude irresponsable face au jeu (…) une personne qui souffre de dépendance au jeu doit identifier le problème d’elle-même et prendre les me­sures nécessaires pour le surmonter (…) ».
–« limiter les dépenses ou le nombre de cartes [bancaires] qu’un individu peut utiliser n’est ni efficace ni adapté pour lutter contre le risque que les joueurs dépensent plus qu’ils n’en ont les moyens (…) ».

S’agissant du projet français soumis à l’avis de la Commission en mars 2009, l’EB&GA considère comme contraire aux règles du marché intérieur le fait de :
– « Limiter l’ouverture du marché des jeux uniquement aux activités en ligne »
– « Limiter l’ouverture des paris hippiques uniquement aux paris mutuels – justifié par le gouvernement comme étant une “tradition française” »
– « Plafonner le taux de retour au joueur moyen (pourcentage des mises reversées aux joueurs sous forme de gains) au même niveau que celui appliqué actuellement par les opérateurs historiques (de 75 à 78 %). Il n’existe aucune preuve ou effet connu qu’une telle mesure renforce la protection des joueurs ».
– « Le système proposé de licence manque de prendre en compte les obligations et contrôles déjà offerts par des autorités de régulation de jeux dans d’autres juridic­tions de l’Union Européenne, (…) » [Il s’agit d’une référence au principe de Reconnaissance Mutuelle.]

EB&GA (2009)

Le vent tourne ?

Le 11 février 2009 la commission marché intérieur et protection du consommateur du Parlement Européen s’est saisie de la question. Elle a voté un rapport d’initiative propre, donc sans conséquence juridique, qui se prononce très majoritairement pour le maintien d’une réglementation stricte sur les activités de jeu. Le 8 septembre 2009 la CJCE a rendu un nouvel arrêt sur ces questions. Par cet arrêt, Liga Portuguesa de Futebol, la cour constate qu’au Portugal l’établissement public Santa Casa Misericordia dispose d’un monopole effecti­vement justifié par des motifs d’intérêt public (protection de la famille, de l’enfance…) et qui concourt par son activité à financer directement des institutions de solidarité sociale. La Cour souligne en outre que des « divergences considérables d’ordre moral, religieux et culturels existent entre les Etats membres » concernant le statut à accorder aux jeux d’argent. En l’absence d’harmoni­sation communautaire, il revient donc à chaque Etat d’organiser le secteur des jeux en fonction des préférences collectives locales (« sa propre échelle de valeur »). « Les Etats membres sont (…) libres de fixer les objectifs de leur politique en matière de jeux de hasard et, (…) de définir avec précision le niveau de protection recherché », sous réserve des règles de proportionnalité habituelle. Devant ces constats et compte tenu des dangers particuliers liés aux des jeux (risque de fraude, criminalité…) que renforce encore la prestation à distance, le principe de Reconnaissance Mutuelle, comme celui du Pays d’Origine, doivent s’effacer : « l’article 49 CE ne s’oppose pas à une réglementation d’un État membre, (…) qui interdit à des opérateurs, (…) établis dans d’autres États membres, où ils fournissent légalement des services analogues, de proposer des jeux de hasard par l’Internet sur le territoire dudit État membre ». La Commission est également déboutée, elle qui sentant probablement le vent tourner, avait tenté de récuser la recevabilité de la question posée à la CJCE. Au total le Portugal est fondé à maintenir tel quel le monopole de Santa Casa de Misericordia.

Même si naturellement l’arrêt n’a pas manqué d’être interprété en ce sens, la CJCE n’a pas changé d’orientation. Il n’est du reste pas certain que ses conclusions pourraient être transposées ipso facto aux cas du PMU ou de la Française des Jeux. En effet elle prend soin d’appuyer sa décision sur des éléments précis propres au cas portugais, dans lequel les critères d’intérêt général sont respectés. Or depuis plusieurs années les sociétés françaises, de leur propre chef, ou sous l’impulsion des pouvoirs publics, ont entamé un tournant commercial qui les en éloigne.

Le dernier arrêt de la CJCE réaffirme le droit d’un Etat membre à organiser comme il le souhaite l’activité des jeux d’argent. Le gouvernement, mais surtout la représentation nationale sont donc ren­voyés devant leurs responsabilités, sans pouvoir invoquer des obligations europé­ennes pour justifier leurs choix. Le débat actuel est donc l’occasion de trancher entre deux choix de société fondamentalement opposés :

Soit l’on considère, conformément à la loi de 1836 régulièrement confirmée jusqu’à présent, que les activités de jeux d’argent sont des activités particulières et notamment que le « consommateur » doit en être protégé, y compris contre lui-même. A ce titre elles doivent rester interdites, sauf exceptions dûment contrôlées. Dans ce cas le monopole peut et doit être maintenu, mais l’activité des établissements autorisés doit aussi être organisée et encadrée en conséquence, avec une vocation de service public réaffirmée.

Soit l’on considère que le point de vue traditionnel a vécu, que le jeu est une activité commerciale qui doit être norma­lisée, que des garanties acceptables peuvent être offertes dans le nouveau cadre institutionnel et finalement que les risques pour la société sont négligeables face au grand marché qui se profile à l’horizon. Dans ce cas, le monopole devrait disparaître et l’activité être libéralisée, une ouverture réduite aux jeux en ligne ne tiendrait pas longtemps (CF. encadré n°2 et 3).

Encadré n°3 : " Le marché des paris en ligne devrait doubler d’ici trois ans "

En France, les députés ont adopté, le 13 octobre, le projet de loi sur l’ouverture à la concurrence du marché des jeux d’argent sur Internet. Qu’en pensez-vous ?

  • Incontestablement, une étape importante a été franchie. C’est plutôt une bonne chose, mais c’est aussi un texte de compromis, qui ne satisfait personne. Les monopoles auraient préféré rester en monopole et, pour nous, ce texte n’est pas viable en l’état actuel, pour deux raisons. L’ouverture, tout d’abord, est limitée aux paris sportifs, hippiques et au poker. Les jeux de table et de hasard que nous proposons sur nos sites ne sont pas auto­risés. Or le pari sportif est une activité à risque, nous avons besoin de revenus stables.

La deuxième chose, c’est la taxation. Le total des contributions atteint 9 % des mises, contre 1,5 % au Royaume-Uni. Nous demandons également la séparation des structures de la Française des jeux et du PMU entre leur activité encore sous monopole, le " pari en dur " (dans des locaux dédiés), et leur activité Internet.

Le Monde, 20 octobre 2009 extrait de l’interview de Isabelle Parize, directrice générale de Mangas Gaming, dont l’ambition est de devenir le leader européen des jeux d’argent sur Internet.

Tableau n°2

Prélèvements opérés par l’Etat sur les jeux exploités par la Française des Jeux (en millions d’euros)

Prélèvements opérés par l’Etat sur les jeux exploités par la Française des Jeux (en millions d’euros)

[1Il faut souligner que cet argument n’est pas cohérent. Si l’on souhaite contrarier le développement des paris en ligne, il faut au contraire que cette activité n’offre aucune garantie.

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