Entrevue fictive à Francfort
Gilbert Koenig, Université de Strasbourg (BETA)
Voici le compte-rendu d’une entrevue fictive entre le président de la BCE, W. Duisenberg, et un économiste strasbourgeois que l’on désignera par ses initiales G.K..
Mots-clefs : Banque centrale européenne (BCE), objectifs de la Banque centrale européenne, Politique de change, politique du taux d’intérêt, politique monétaire.
Citer cet article
Gilbert Koenig « Entrevue fictive à Francfort », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 3, 7 - 9, Hiver 2000.
G.K. : Monsieur le Président, lors d’une table ronde que vous avez animée dans le cadre d’un colloque international organisé par la Banque de France, les intervenants ont souligné que la communication fait partie intégrante des stratégies des Banques centrales [1].
W.D. : J’adhère pleinement à cette idée et j’essaie de la mettre en pratique le plus souvent possible, comme vous pouvez le constater aujourd’hui. Mais, je pense, comme les autres participants à cette table ronde, qu’une stratégie de communication ne consiste pas nécessairement à diffuser toutes les informations. Mon élan récent de franchise sur l’absence d’un risque d’intervention sur le marché des changes et ses conséquences regrettables ont conforté mon opinion sur cette réserve.
G.K. : Ne craignez-vous pas que la rétention d’informations que vous préconisez n’empêche les acteurs économiques et politiques de comprendre l’action de la BCE et qu’elle devienne de ce fait préjudiciable à la crédibilité de l’institution monétaire ?
W.D. : Le débat sur la politique de communication de la BCE s’est essentiellement concentré sur l’absence de publication des détails des votes et des procès-verbaux des réunions du Conseil des gouverneurs et sur le manque d’informations concernant les prévisions d’inflation. La BCE n’a pas considéré comme opportun de diffuser le détail des votes conduisant aux décisions monétaires afin de protéger la liberté d’expression des votants et de renforcer l’engagement de la BCE à prendre des décisions à l’échelle de la zone de l’euro. Quant aux comptes-rendus des réunions du Conseil des gouverneurs, j’estime que mes déclarations au cours des conférences de presse qui suivent ces réunions ne diffèrent pas, sur le fond, de ce que les autres Banques centrales appellent des procès-verbaux [2]. Enfin, conformément à la volonté de la BCE d’améliorer la transparence et la prévisibilité de son action, j’ai dévoilé, à la fin de 1999, le taux d’inflation annuel de 1,5 % prévu par la BCE pour 2000 et 2001, en déclarant qu’il correspondait à celui anticipé par la Commission européenne.
G.K. : La lecture des procès-verbaux des réunions monétaires publiées par les autres Banques centrales, comme celle d’Angleterre, fournit des informations beaucoup plus complètes que les présentations nécessairement sélectives des débats du Conseil des gouverneurs au cours de vos conférences de presse. En comblant ce déficit d’informations, la BCE faciliterait certainement la compréhension de certaines décisions monétaires. Elle pourrait encore améliorer la perception de ses décisions en diffusant des informations sur ses prévisions d’inflation. Dans cette optique, vous avez fait connaître le chiffre de l’inflation qu’elle anticipe. Mais, vous avez affirmé vous-même, en 1998, que la diffusion d’un chiffre unique d’inflation anticipée risquent d’obscurcir la perception de l’action monétaire, parce qu’un tel chiffre ne pouvait pas rendre compte de la complexité de l’analyse dont il est issu et que sa publication donnerait l’impression que la BCE réagit mécaniquement à de telles anticipations [3]. C’est pour éviter de tels inconvénients que la Banque d’Angleterre et la Banque fédérale de Nouvelle Zélande accompagnent la diffusion de leurs prévisions d’inflation par les analyses qui les fondent avec les hypothèses retenues et les statistiques utilisées. La transparence et la prévisibilité de la politique monétaire pourraient également être améliorées par une spécification du rôle des indicateurs dans les décisions monétaires et par la levée de certaines ambiguïtés portant sur les objectifs de la BCE.
W.D. : Il me semble pourtant que la BCE affiche clairement son objectif de stabilité des prix à moyen terme qui lui est d’ailleurs imposé par le traité de Maastricht et qu’elle exprime nettement sa volonté de lutter contre l’inflation en lui fixant une limite supérieure de 2% par an.
G.K. : La BCE ne pourrait-elle pas exprimé également sa volonté de lutter contre une déflation éventuelle en définissant une limite inférieure au taux d’inflation ?
W.D. : Comme tout banquier central, je considère que l’inflation est le mal absolu et je ressens une certaine sympathie pour mon collègue W. Poole, président de la Banque fédérale de Saint-Louis, qui préconise la poursuite d’un objectif d’inflation nulle [4].
G.K. : Je suis certain que votre sympathie s’adresse plus à la personnalité de W. Poole qu’à sa proposition. En effet, il me semble qu’il vous serait difficile de soutenir un taux moyen d’inflation nulle pour l’Europe, car un tel objectif se traduirait nécessairement par une déflation dans certaines régions compensée par une inflation dans d’autres. Or, la déflation possède des effets au moins aussi néfastes qu’une inflation supérieure à 2 %, comme le montrent les exemple de la Chine et du Japon. La BCE semble d’ailleurs avoir écarté, pour l’instant, l’objectif d’inflation nulle, sans avoir cependant spécifié une limite inférieure positive. Or, une telle spécification permettrait celle d’un objectif ponctuel d’inflation qui faciliterait la formation des anticipations.
W.D. : La BCE n’a pas défini une limite inférieure à son objectif d’inflation à cause des difficultés provenant de l’indice harmonisé des prix européens. Mais elle a considéré que, malgré ces difficultés, elle devait fixer une limite supérieure à cet objectif, afin d’éliminer tout risque d’explosion inflationniste. Je suis d’ailleurs convaincu que les citoyens européens, instruits par les leçons de l’histoire, partagent les préoccupations inflationnistes de la BCE.
G.K. : Il est vrai que certains Européens ont été traumatisés dans le passé par des expériences d’hyperinflation. Mais peut-on utiliser ce phénomène survenu, notamment en Allemagne dans les années 20, pour justifier une crainte viscérale de l’inflation de la population actuelle, dont une bonne partie ne connaît probablement pas cet événement ? Ne pourrait-on pas plutôt se référer à l’expérience des trente glorieuses qui s’est réalisée, dans un passé plus récent, avec des taux d’inflation non négligeables pour soutenir que les citoyens ne considèrent pas nécessairement une inflation modérée comme un mal absolu ? En fait, les préoccupations inflationnistes des citoyens varient d’une façon importante avec la situation conjoncturelle existante, comme le révèlent des enquêtes effectuées depuis 1950 aux États-Unis [5]. On peut donc supposer que, pour les Européens, l’inflation est un phénomène largement contrôlé depuis le début des années 90, mais que le chômage est loin d’avoir trouvé une solution. Une enquête récente sur l’opinion européenne semble d’ailleurs conforter cette idée. Elle montre que la majorité des citoyens interrogés considère l’emploi comme objectif prioritaire [6].
W.D. : L’emploi correspond également à l’une de nos préoccupations. Malheureusement, l’action monétaire n’est pas en mesure d’y remédier directement. En effet, la baisse du sous-emploi européen nécessite essentiellement des mesures sociales et surtout structurelles, comme l’instauration d’une flexibilité du marché du travail analogue à celle existant aux États-Unis.
G. K. : Des travaux récents ont montré que la rigidité des marchés du travail en Europe est loin d’être aussi importante qu’on le prétend et que la flexibilité de certains d’entre eux est comparable à celle existant aux Etats-Unis [7]. Mais, les nombreuses mesures prises en Europe au cours de ces dix dernières années en faveur de cette flexibilité ne semblent pas avoir eu une incidence sensible sur le taux de chômage européen. Par contre, ce taux a baissé nettement depuis que l’Europe est entrée dans une période de croissance tirée par les progrès de la demande intérieure et extérieure. Il est probable que cette baisse a été favorisée par certaines dispositions structurelles, mais qu’elle ne se serait pas réalisée en l’absence d’une amélioration conjoncturelle. Or, une telle amélioration peut être favorisée par la politique macro-économique.
W.D. : La BCE s’efforce de soutenir la croissance économique actuelle et de favoriser ainsi l’emploi, comme le lui impose son second objectif. C’est pour cela qu’elle s’attache à obtenir une stabilité des prix qui doit assurer celle des anticipations inflationnistes, ce qui permet d’assurer un taux d’intérêt réel à long terme faible et favoriser ainsi la croissance. C’est dans cette optique qu’elle a été amenée à relever les taux d’intérêt nominaux à court terme depuis le mois d’avril 1999.
G.K. : Le citoyen moyen a probablement beaucoup de difficultés à comprendre comment la politique monétaire restrictive menée actuellement par la BCE est susceptible de combattre une hausse des prix qui est due en grande partie à un accroissement exogène des prix de l’énergie et des matières premières. De plus, il n’a pas l’impression que les anticipations portant sur une hausse des prix, hors énergie et matières premières, justifient des mesures aussi restrictives qu’une hausse de 90 % des taux d’intérêt contrôlés par la BCE depuis le mois d’avril 1999. Par contre, il peut craindre que de telles mesures étouffent une croissance économique encore fragile dans la mesure où elle dépend, au moins en partie, de la croissance américaine qui semble s’essouffler. Cette crainte est confortée par une enquête récente qui montre que le coût des crédits aux entreprises a subi une forte augmentation entre les mois d’avril 1999 et 2000. C’est ainsi que les taux d’intérêt de certains découverts et des crédits à moyen et à long terme ont augmenté de 1,5 point, ce qui représente des hausses annuelles comprises entre 25 % et 40 % [8]. Les effets néfastes sur la croissance de telles évolutions, qui se manifestent probablement aussi dans d’autres pays européens, ne risquent-ils pas d’être amplifiés par les exigences adressées par la BCE aux gouvernements pour réduire leurs déficits publics ?
W.D. : En exigeant la rigueur budgétaire, la BCE ne demande que l’application des dispositions du pacte de stabilité et de croissance. Ces dispositions visent à éviter le laxisme des gouvernements qui risque de se traduire à terme par une explosion de la dette publique, ce qui obligera la BCE à créer de la monnaie pour financer des déficits publics croissants et à alimenter ainsi l’inflation.
G.K. : L’argument du laxisme des autorités budgétaires n’est-il pas dépassé à l’heure actuelle, alors que les pays européensimposent depuis quelques années des restrictions budgétaires pour réduire leur endettement et pour éviter des effets d’éviction ? Si certains gouvernements ne réduisent pas actuellement leurs dépenses au rythme préconisé par le pacte, cela ne provient-il pas de la nécessité de compenser les effets restrictifs de la politique monétaire européenne sur le niveau d’activité ?
W.D. : Cette réaction des gouvernements est regrettable. Elle révèle la persistance de l’influence néfaste des principes anciens de la finance fonctionnelle au détriment de la conception saine d’une discipline financière rigoureuse. En effet, la réalisation d’un équilibre budgétaire, ou mieux d’un excédent, conduit à la stabilisation de la dette publique et à son élimination à terme, ce qui permet de dégager des ressources utilisées pour réduire les impôts et les dépenses publiques. De plus, elle assure aux gouvernements des marges suffisantes pour faire face aux effets néfastes de chocs spécifiques par des mesures budgétaires.
G.K. : Il semble que les États-Unis se sont inspirés des principes de la finance fonctionnelle que vous considérez comme dépassés, en ne faisant pas de l’équilibre budgétaire un préalable de la croissance, mais en considérant que cette dernière devait permettre de dégager un tel équilibre. Il est à craindre qu’en imposant la priorité d’une stricte discipline financière, conformément à des conceptions encore plus anciennes encore que celles fondant la finance fonctionnelle, la BCE amplifie les effets néfastes de sa politique de taux d’intérêt sur les fondamentaux de l’économie européenne et qu’elle accroisse ainsi la détérioration du taux de change de l’euro par rapport au dollar.
W.D. : La BCE a décidé de mettre fin à cette détérioration, qui n’est pas due à celle des fondamentaux de l’Europe par rapport à ceux des Etats-Unis, en intervenant directement sur le marché des changes.
G.K. : Les interventions successives de la BCE sur le marché des changes se placent-elles dans le cadre des orientations de la politique de change que doit formuler le Conseil européen, selon le Traité de Maastricht ?
W.D. : Le Conseil n’a pas formulé explicitement de telles orientations. Mais la BCE considère que le souhait exprimé par l’Eurogroupe d’un euro fort peut être interprété comme la définition d’une orientation générale en matière de taux de change.
G.K. : Il semble que les interventions successives effectuées jusqu’ici par la BCE n’aient pas eu plus d’impact sur le taux de change que la politique de taux d’intérêt pratiquée depuis le début de 1999. N’êtes-vous pas découragé par de tels résultats, d’autant plus que certains vous en rendent personnellement responsable ?
W.D. : Je répondrai à votre question en reprenant la déclaration suivante que j’ai faite avant mon arrivée à la tête de la BCE : les banquiers centraux, c’est comme la crème, plus vous les frappez, plus ils durcissent [9].
[1] Banque de France, « Indépendance et responsabilité :évolution du métier de banquier central », Bulletin de la Banque de France, octobre 2000, n°82, p 95-105.
[2] Déclaration à la Conférence Per Jacobson du 26 septembre 1999, Bulletin du FMI, 1er novembre 1999, n°20, p 346(
[3] W.D., « ECB : Flexible Strategy Set for EMU », Financial Times, 14-10-1998 et discours de W.D. à Dublin,novembre 1998.
[4] W. Poole, « Is Inflation Too Low ? », Federal Reserve Bank of St. Louis Review, juillet-août 1999, n° 4, p 3-10.
[5] W. Poole, « Monetary Policy Rules ? », Federal Reserve Bank of St. Louis Review, mars-avril 1999, n° 2, p 5-6.
[6] B. Cautrès, D. Reynié (edit), L’opinion européenne, Presses de Sciences Po, 2000.
[7] Marché du travail : comparaison internationale, Economie et statistiques, n° 2-3, 2000.
[8] Banque de France, « Le coût du crédit aux entreprises » , Bulletin, n°79, juillet 2000, p 93-95.
[9] Cité dans Libération, 20 octobre 2000, p 26.
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