Les perspectives d’évolution de la PAC dans les années 2020
Meixing Dai, Université de Strasbourg (BETA) et CNRS
Anissa Maddi, Université de Strasbourg
Clarisse Monsch, Université de Strasbourg
La Politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne (UE) pour la période 2021-2027, qui ne sera appliquée qu’en 2023, entend mettre l’accent sur des objectifs environnementaux, en réponse au Pacte vert européen, et introduit un volet social. Un budget en baisse relative et une décentralisation accrue de sa mise en œuvre limitent toutefois la portée des réformes. A la lumière des tensions géopolitiques actuelles en Europe, la PAC devra, à nouveau, considérer la sécurité alimentaire comme un objectif prioritaire, car celle-ci est essentielle pour la stabilité sociale et politique au sein de l’UE, voire même au-delà de ses frontières.
Code JEL : Q18, Q54, Q57.
Mots-clefs : biodiversité, changement climatique, guerre en Ukraine, Politique agricole commune (PAC), sécurité alimentaire.
Citer cet article
Meixing Dai , Anissa Maddi , Clarisse Monsch « Les perspectives d’évolution de la PAC dans les années 2020 », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 46, 55 - 68, Eté 2022 : Spécial « 50 ans du BETA ».
La PAC est une politique communautaire de soutien à l’agriculture au sein de l’UE. De sa mise en place en 1962 jusqu’à aujourd’hui, la PAC a toujours représenté un pilier fondamental de la construction européenne. Sa création et son évolution dans l’UE s’inscrivent toujours dans un paradigme d’aide de l’État, qui a pour origine l’idée d’exceptionnalisme agricole (Skogstad 1998, Daugbjerg et Swinbank 2008).
Les objectifs premiers de la PAC visaient la modernisation de l’agriculture européenne, le soutien aux producteurs, le développement rural, ainsi que l’harmonisation des politiques agricoles nationales. Elle a ensuite dû s’ajuster face à l’évolution du marché agricole, en particulier face aux surproductions importantes, aux effets négatifs d’une agriculture intensive pour l’environnement et à son coût budgétaire de plus en plus élevé pour les instances européennes. La PAC a aussi dû s’adapter à l’intégration de nouveaux membres au sein de la Communauté économique européenne (CEE) et, plus tard, de l’UE, et aux nouveaux enjeux, tels que l’environnement. Enfin, la PAC a dû faire face à de nombreuses critiques et pressions de la part du reste du monde, particulièrement des États-Unis et des pays émergents. Ces derniers cherchaient à pousser la CEE, et par la suite l’UE, à baisser les subventions intérieures, à diminuer les exportations subventionnées, et à ouvrir son marché agroalimentaire à la concurrence internationale.
Face à ces enjeux, de nouveaux mécanismes ont été introduits, tels que le découplement et la conditionnalité des aides en termes de critères de qualité des produits et de respect environnemental, ainsi qu’une réallocation du budget de la PAC en faveur de son second pilier, à savoir le développement rural.
Les multiples réformes, établies afin d’adapter la PAC à son temps, ont eu tendance à rendre l’ensemble des règlements qui lui sont liés, ainsi que le processus de sa mise en œuvre, de plus en plus lourds et complexes [1]. Les nouvelles réformes introduites pour la PAC sur la période 2021-2027, qui doivent répondre aux défis actuels, tels que le changement climatique et le Brexit, n’échappent pas à cette règle.
La PAC se construit autour de deux piliers : le soutien des marchés agricoles et du revenu des agriculteurs, et le développement rural. Financée à partir du budget communautaire européen, la PAC en constitue le premier poste de dépenses [2]. Le budget alloué à la PAC est décidé tous les sept ans lors de l’établissement du cadre financier pluriannuel. La Commission européenne propose un budget qui sera ensuite adopté par l’autorité budgétaire européenne, à savoir le Parlement européen (depuis le traité de Lisbonne), ainsi que le Conseil de l’UE. Des réformes et évolutions de la PAC sont adoptées pour mieux réaliser les objectifs établis et pour répondre aux nouveaux enjeux et défis.
Cet article analyse les perspectives d’évolution effectives et potentielles de la PAC dans les années 2020. Il décrypte d’abord les enjeux et défis de la PAC dans les années 2020, et se penche ensuite sur les réformes les plus importantes mises en place dans le cadre de la nouvelle PAC de 2021-2027 et sur les mesures adoptées à la suite du choc d’offre alimentaire induit par la guerre en Ukraine. Les limites des réformes sont discutées dans la troisième section. Enfin, cet article examine diverses options en vue de faire évoluer la PAC pour mieux assurer la sécurité alimentaire dont l’importance est plus que jamais à souligner à la suite de la guerre en Ukraine.
1. Les enjeux et défis pour la PAC dans les années 2020
De par, notamment, son poids conséquent dans le budget européen qui avoisine les 387 milliards d’euros jusqu’en 2027, soit près d’un tiers du budget communautaire total (Parlement européen 2021), la réforme de la PAC revêt une importance capitale pour l’UE. La réforme pour la période 2021-2027 ne modifie pas les objectifs fixés dans les années 2000 pour la PAC, mais entend mettre l’accent sur les défis environnementaux en résonance avec le Pacte vert pour l’Europe (European Green Deal) dans un contexte marqué par le Brexit, la crise sanitaire de la Covid-19 et la guerre en Ukraine. Bien qu’il existe d’autres défis au niveau social, technique, territorial, sociétal et de la santé des agriculteurs (Claveirole 2016), nous nous limitons cependant à en présenter quelques-uns qui ont le plus marqué les actualités économiques et politiques récentes.
1.1 Des défis transitoires marquant la période de négociation
Un défi budgétaire dû au Brexit à relever
Le Royaume-Uni a effectivement quitté l’UE le 1er janvier 2021 et forme, dès lors, avec celle-ci une zone de libre-échange. Depuis cette date, le Royaume-Uni ne contribue plus au budget de la PAC et ne perçoit plus les versements au titre de celle-ci.
Le Royaume-Uni était traditionnellement contributeur net du budget de l’UE à hauteur de 7,6 milliards d’euros et le Brexit ajoute une difficulté quant au financement du budget de la PAC (Haas et Rubio 2017, Broussolle 2018). L’UE doit décider d’augmenter ou non les contributions des États membres restants afin de maintenir un budget constant en pourcentage du PIB européen.
En l’absence d’une hausse des contributions, il y a un arbitrage budgétaire à faire entre la PAC, la Politique de cohésion (PC) et les autres postes de dépenses de l’UE. La répartition du poids des restrictions budgétaires entre les différentes politiques est loin d’être neutre pour les États membres. Par exemple, la PC bénéficie surtout aux PECO et aux pays du pourtour méditerranéen alors que la PAC plutôt aux pays de grande taille et aux anciens États membres. Enfin, une baisse relative du budget de la PAC implique aussi un arbitrage éventuel entre les différentes composantes de la PAC.
La crise sanitaire de la Covid-19
Les mesures sanitaires restrictives, en particulier les confinements et les fermetures des frontières, ont fortement impacté le secteur agricole européen (CAPeye 2020, OCDE 2020). Au niveau de la demande, une baisse drastique des exportations intra-UE des produits agricoles a été observée. En ce qui concerne l’offre, les agriculteurs ont été confrontés à une pénurie de main-d’œuvre, notamment des saisonniers provenant d’autres pays européens.
La crise sanitaire s’est révélée un vrai test de résistance (stress test) de la résilience du système agroalimentaire européen. Dans un premier temps, la résilience de ce système a été mise à rude épreuve en raison des problèmes logistiques dans les chaînes d’approvisionnement et lorsque certains pays ont commencé à limiter leurs exportations de céréales. Après des ajustements, ce système s’est montré capable de s’adapter et de s’organiser rapidement, à la fois sur les chaînes alimentaires longues et dans les circuits courts, pour répondre à un besoin soudain des consommateurs [3].
Face au fait que, faute de pouvoir être acheminés ou vendus, certains produits agricoles pourraient devenir excédentaires, des appels à la mise en place des réserves alimentaires prévues par les règlements européens se sont multipliés (Barbière 2022).
1.2 Le changement climatique et les enjeux écologiques
Avec les changements climatiques, les défis environnementaux sont propulsés sur le devant de la scène européenne et mondiale. Ainsi, les Accords de Paris de 2015 ou encore les différentes COP, en particulier la COP 26 qui s’est achevée en novembre 2021 à Glasgow, insistent sur l’importance et la nécessité de protéger l’environnement et la biodiversité. Des recherches scientifiques (par exemple, Wiesmeier et al. 2015, Dainese et al. 2019) montrent que ces facteurs conditionnent les services écosystémiques et donc la capacité de production agricole à long terme.
La réponse de l’UE est l’adoption du Pacte vert pour l’Europe en décembre 2019. Celui-ci cherche à transformer l’économie de l’Europe pour relever les défis du développement durable. Les objectifs du Pacte vert, tels que la lutte contre le changement climatique, la promotion d’une économie propre et circulaire, et le freinage des pertes de biodiversité, impliquent une contribution pleine du secteur agricole et agroalimentaire, surtout si l’UE veut être « à la pointe de la transition écologique ». En effet, en plus des problèmes environnementaux d’une agriculture intensive (pollution des sols et des eaux, érosion des terres, appauvrissement des sols, destruction de la faune et de la flore, etc.), pointés du doigt depuis longtemps, on remarque que les gaz à effet de serre (GES) dus à l’agriculture représentent une part non négligeable (10 %), des émissions totales dans l’UE (Heyl et al. 2021).
La déclinaison agricole de ce pacte se traduit par l’adoption par la Commission européenne d’une stratégie agroalimentaire intitulée « de la ferme à la fourchette (ou table) » (« farm to fork »). La stratégie de l’UE en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030 définie dans le cadre du Pacte vert concerne aussi le secteur agricole. Ces stratégies cherchent à faire passer la part de l’agriculture biologique d’environ 8,5 % des terres cultivées en 2019 à 25 % à l’horizon 2030, à laisser 10 % des terres non cultivées afin de favoriser la biodiversité, ou encore à réduire de moitié l’usage des produits phytosanitaires (dont les pesticides) ainsi que des antibiotiques vétérinaires, et de 20 % celui des engrais (Aubert et Poux 2021, Conseil européen 2022). Ces objectifs ne sont pas contraignants tant qu’ils ne sont pas traduits sous forme d’une directive ou d’une régulation. La modernisation de l’agriculture via des pratiques agricoles plus durables, ou encore la protection de la nature et la lutte contre le changement climatique figurent parmi les grands objectifs de la réforme de la PAC. Cela implique que la PAC soit étroitement liée à la stratégie « de la ferme à la fourchette » (Conseil européen 2022), ainsi qu’à la stratégie de la biodiversité.
La stratégie « de la ferme à la fourchette » inclut d’autres objectifs, comme la promotion d’une consommation alimentaire plus durable et de régimes alimentaires sains, ou encore la réduction des pertes et du gaspillage alimentaires. Leur réalisation pourrait indirectement impacter la PAC en réduisant la demande alimentaire, en augmentant l’offre alimentaire, et en modifiant la structure de ces dernières.
L’un des objectifs importants du Pacte vert est de mettre fin aux émissions nettes de GES de l’UE d’ici à 2050. Celui-ci implique la diminution des émissions de GES de 40 à 55 % en 2030 par rapport à leur niveau de 1990 (Gaillard et Lequeux 2021). L’objectif final serait d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050. Au sein de l’UE, l’élevage bovin serait concerné car celui-ci représente à lui seul 15 % à 16 % des émissions de GES (Bader 2022), et émet notamment du méthane. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (IPCC 2013, p.731) estime que le potentiel de réchauffement climatique du méthane, par unité de masse, est 84 fois supérieur à celui du dioxyde de carbone (CO2) sur 20 ans et 28 fois supérieur sur une période de 100 ans. Toutefois, Lynch (2019) oppose l’application de cet argument à l’émission de méthane dans le secteur agricole. Pour lui, le CO2 reste si longtemps dans l’atmosphère après son émission qu’il doit être considéré comme un polluant cumulatif, contrairement au méthane qui se décompose rapidement en CO2. Ce dernier n’augmente pas la pollution atmosphérique pour un taux constant d’émissions de méthane agricole car il remplace celui qui était d’abord fixé comme biomasse végétale via la photosynthèse.
1.3 Les défis géopolitiques et leur implication pour la sécurité alimentaire
Les impacts de la guerre en Ukraine
La guerre en Ukraine, qui a débuté le 24 février 2022, a entraîné des problèmes d’approvisionnement dans tous les pays membres de l’UE et suscite des inquiétudes quant à la production agricole future et au risque de pénurie alimentaire.
L’Ukraine et la Russie sont des exportateurs importants de céréales et d’oléagineux et auraient dû représenter 28,5 % des exportations mondiales de blé et 78,5 % des exportations mondiales d’huile de tournesol sur 2021-2022 (Sauvage 2022). La Russie est, de plus, un exportateur important de produits intermédiaires nécessaires à la fabrication d’engrais et d’engrais finis : sa part sur le marché international est de 24 % pour l’ammoniac, 40 % pour le nitrate d’ammonium, 17 % pour des engrais phosphatés et 20 % pour la potasse (Magnard 2022). La Biélorussie est aussi un producteur important de la potasse avec 13 % de la production mondiale [4]. Par ailleurs, la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie représentent près de 20 % des exports totaux d’engrais azotés (Aubert et al. 2022).
Des problèmes d’approvisionnement à court terme et une grande incertitude à moyen terme concernant l’offre de certains produits agroalimentaires et intrants agricoles ont provoqué une flambée des prix agroalimentaires. Celle-ci s’ajoute à la hausse des prix déjà amorcée avant la guerre en Ukraine et plutôt due aux problèmes d’approvisionnement liés à la Covid-19 et aux effets des politiques monétaires et budgétaires largement expansionnistes mises en place partout dans le monde pour répondre à la crise sanitaire [5].
Par ailleurs, la flambée des cours des engrais, du pétrole et du gaz augmente les coûts de production des intrants et donc les coûts de production agricole. Pour Müller et al. (2022), la hausse du prix des engrais et des carburants pourrait conduire à une baisse de production des aliments et une crise mondiale de la faim. Selon eux, les pays développés, dont les États membres de l’UE, doivent partager leurs réserves alimentaires au lieu de produire de la viande et des biocarburants. Ainsi, la question de la sécurité alimentaire est de nouveau soulevée dans l’UE.
Souveraineté alimentaire versus sécurité alimentaire
Dans une déclaration de Via Compesina en 1996, une organisation internationale des agriculteurs, la souveraineté alimentaire est définie comme le droit de chaque pays de maintenir et de développer sa propre capacité à produire son alimentation de base, en respectant la diversité culturelle et agricole. Elle a été élargie par la suite pour inclure les dimensions écologique, sociale, économique et culturelle ainsi que les réformes agraires et la lutte contre les organismes génétiquement modifiés (OGM). Cependant, le terme de « souveraineté alimentaire » est utilisé aujourd’hui comme synonyme d’autosuffisance alimentaire (Aubert et al. 2022). Toutefois, il n’est pas toujours viable pour chaque pays ou groupe de pays d’assurer cette autosuffisance.
Avec la crise actuelle, c’est plutôt l’importance de la sécurité alimentaire qui est mise en exergue. Les définitions actuelles font généralement référence aux « quatre piliers » de la sécurité alimentaire, à savoir la disponibilité, l’accès, l’utilisation et la stabilité (CFS 2009, Upton et al. 2016). Cela signifie que toute personne, à tout moment, a un accès physique, social et économique à une nourriture suffisante, sûre et nutritive pour répondre à ses besoins et préférences alimentaires pour une vie active [6].
Dans le contexte géopolitique actuel, c’est la sécurité d’approvisionnement des produits alimentaires qui est devenue, dans le court terme, une source de préoccupation majeure pour les Européens. Or, cet aspect de la sécurité alimentaire avait été relégué au second plan depuis les années 1980, avec le bon fonctionnement du commerce international des aliments, et jusqu’à la guerre en Ukraine. Il convient aussi de prendre en compte l’impact des catastrophes naturelles (événements météorologiques extrêmes), des maladies touchant les végétaux ou les animaux et des pénuries d’intrants essentiels (engrais, énergie et main-d’œuvre) sur l’offre des aliments.
L’histoire nous apprend que la sécurité alimentaire est cruciale pour assurer la stabilité sociale et politique (Le Goff et al. 1965, Zhang et al. 2007, Maystadt et al. 2014). De plus, la rareté des aliments pourrait même servir d’arme géostratégique (Wallensteen 1976). Ici, c’est la disponibilité et l’abondance des aliments qui importent. En cas de pénurie des aliments et de fortes hausses de leur prix, les autres dimensions de la sécurité alimentaire pourraient être reléguées au second plan.
L’UE a donc besoin de produire et stocker plus de denrées alimentaires pour stabiliser ses prix domestiques, mais également dans le Proche-Orient et en Afrique, pour éviter non seulement les famines dans ces régions, mais aussi une pression migratoire forte à laquelle l’UE aurait du mal à faire face.
Réponses à court et moyen terme
Dans un contexte d’instabilité climatique et géopolitique, susceptible de perturber de façon critique la production et l’approvisionnement des produits alimentaires, la sécurité alimentaire peut être renforcée, entre autres, par une plus grande production dans le court terme et par la constitution de réserves alimentaires à moyen terme.
Une hausse de l’offre pourrait impliquer dans le court terme un compromis entre deux modes de production agricole (industrielle versus biologique). L’agriculture industrielle, basée sur l’utilisation massive de pesticides et d’engrais, permet de produire en grande quantité et de nourrir un grand nombre de personnes, mais peut nuire à l’environnement en dégradant les sols, ce qui rend le maintien d’une production alimentaire élevée difficile à long terme.
Stocker les aliments en période d’abondance pour les utiliser en période de rareté est une idée préhistorique qui est toujours d’actualité. La constitution de réserves alimentaires est cruciale pour le bien-être, voire la survie, de la population. Son importance est d’autant plus soulignée lorsqu’on entre dans une période de troubles sur les marchés nationaux et/ou internationaux des aliments. Ainsi, la forte hausse des prix agricoles entre 2006 et 2008 avait déjà suscité de nombreuses réflexions sur les réserves alimentaires (Lilliston et Ranallo 2012). La question est revenue sur le devant de la scène avec la guerre en Ukraine du fait de son impact très négatif sur l’offre mondiale de certains produits agroalimentaires et intrants indispensables pour la production agroalimentaire.
2. Les mesures et réformes adoptées par la nouvelle PAC
La nouvelle PAC est définie par le paquet de réformes de la PAC, constitué de trois règlements adoptés après l’accord en trilogue du 25 juin 2021 [7]. Ces règlements sont relatifs aux plans stratégiques nationaux, à l’organisation commune du marché unique, ainsi qu’au financement, à la gestion et au suivi de la PAC. La nouvelle PAC affiche dix objectifs principaux allant de l’égalité des revenus entre agriculteurs au soutien de la compétitivité, en passant par la sécurité alimentaire (COM 2022). Elle vise notamment à renforcer la contribution de l’agriculture aux objectifs de l’UE en matière d’environnement et de climat, à assurer un soutien plus ciblé aux petites exploitations et à laisser aux États membres une plus grande marge de manœuvre pour adapter les mesures aux conditions locales. Ces visées impliquent une gestation et une mise en place de la nouvelle PAC plus ardue.
A cause de la crise sanitaire de la Covid-19, mais aussi de la difficulté d’aboutir à un accord lors des négociations, la programmation 2014-2020 de la PAC a été exceptionnellement prolongée de deux ans. La PAC 2021-2027 n’entrera donc en vigueur qu’en 2023.
2.1 Une PAC plus frugale
Les conséquences budgétaires du Brexit deviennent pleinement effectives pour la PAC 2021-2027 et se traduisent finalement par une restriction du budget de la PAC. Le financement de la PAC et son poids dans le budget communautaire ont fait l’objet de débats difficiles lors des négociations. Si le Parlement européen pousse à une augmentation du budget alloué à la PAC, l’opinion au sein du Conseil de l’UE est scindée. D’un côté, des pays comme la France, l’Espagne ou l’Italie souhaitent le maintien du budget de la PAC, et de l’autre, l’Allemagne, l’Autriche ou les Pays-Bas souhaitent une diminution de son poids budgétaire. Au final, la contribution des États membres ne s’est pas vu alourdir, et la part de la PAC au sein du budget communautaire a même reculé. La PAC, qui correspondait à 35,4 % du budget communautaire entre 2014 et 2020, n’en représente plus que 33,56 % pour la période 2021-2027, ce qui est un peu plus élevé que les 31,3 % initialement proposés par le Parlement européen (2021). Cette évolution s’explique par les demandes, notamment de la France, d’accroître le financement d’actions européennes relevant des politiques migratoire, de sécurité, de formation et d’innovation (François 2018).
2.2 Une PAC plus décentralisée
La PAC a été initialement mise en place dans une logique d’européanisation en remplaçant les mécanismes d’intervention nationaux par un mécanisme européen. Lassée des critiques fréquentes sur sa propension à s’occuper de détails infimes, la Commission a choisi, cette fois-ci, le parti de la subsidiarité (François 2018) : la nouvelle PAC accroît, en effet, le rôle des États membres et des régions. Les États, et leurs régions, ainsi que l’UE, copiloteront alors les politiques de soutien territorial, notamment dans le cadre du plan de relance européen NextGenerationEU. La subsidiarité n’est pas nouvelle. La différence est que les États membres conçoivent des plans stratégiques nationaux (PSN [8]) pour la mise en œuvre au niveau national des objectifs de la PAC.
Les PSN, qui devaient être soumis à la Commission européenne fin 2021 pour une mise en place en 2023, permettront ainsi aux États membres, contrairement aux périodes précédentes, de décider de la répartition du budget agricole sur leur territoire, l’UE (via la Commission européenne) ne faisant que valider la stratégie nationale et l’accompagner d’un suivi rigoureux. Les réformes post-2020 permettront un assouplissement des mesures mises en place par chaque pays dans le cadre de la PAC. Cela encouragera alors la prise en compte des spécificités de chacun et permettra une meilleure adaptation au niveau local des grands objectifs européens dans les deux piliers de la PAC.
2.3 Une PAC plus verte
La réforme de la PAC est déjà en négociation avec une proposition législative lorsque le Pacte vert pour l’Europe et les stratégies « de la ferme à la fourchette » et de la biodiversité définies dans ce cadre sont adoptés en 2019. Au regard de ces nouveaux objectifs, la Commission a compté sur les trilogues pour améliorer en conséquence ses textes initiaux, mais les ministres de l’agriculture européens s’y sont largement opposés.
La nouvelle PAC accroît l’importance de l’environnement et prévoit un verdissement (greening) [9] supplémentaire de la PAC, à travers de nouveaux instruments, comme les PSN, les conditionnalités et les éco-régimes obligatoires (Conseil de l’UE 2021). L’éco-régime, qu’on appelle aussi éco-dispositif, éco-programme ou éco-scheme, désigne la mise en œuvre d’un ensemble de mesures relatives à l’adaptation au changement climatique, à l’atténuation de ce dernier, au bien-être animal et/ou à la lutte contre la résistance aux antibiotiques.
Pour atteindre les objectifs écologiques de l’UE, la nouvelle PAC prévoit que les PSN y allouent environ 40 % du budget (Heyl et al. 2021). La politique ne sera alors plus seulement basée sur la conformité aux règles, mais sera également et principalement fondée sur des indicateurs de résultats. Dès 2023, au sein du premier pilier, les éco-régimes remplaceront les mesures de verdissement existantes depuis la campagne de 2015 [10]. La PAC fait donc un pas en avant vers l’écologisation [11]. De nouvelles primes sont accordées aux agriculteurs sous conditions de participation à des programmes environnementaux plus exigeants, promouvant des techniques plus écologiques, ainsi qu’une amélioration du bien-être animal. Les exigences vont bien au-delà de la conditionnalité définie en termes de standards environnementaux basiques (tels que la mise en jachère ou la diversification agricole). Ce dispositif est financé directement par les États membres, à hauteur de 25 % par an des paiements directs entre 2023 et 2027 (20 % les deux premières années).
Un budget minimum de 35 % est à allouer à l’environnement dans le second pilier. La PAC peut financer 50 % des dépenses liées à l’indemnité compensatoire de handicaps naturels (ICHN), et 100 % des dépenses liées aux mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC) et à la conversion à l’agriculture biologique. Elle peut également financer des investissements verts, dont le contour est encore flou.
2.4 Un volet social nouvellement introduit
L’agriculture européenne est confrontée à un fort risque de poursuite de la réduction du nombre d’agriculteurs, une hémorragie constatée durant les dernières décennies (Claveirole 2016). Il devient urgent de préserver et de créer des emplois attractifs et rémunérateurs dans les filières agricoles et agroalimentaires.
Dans la nouvelle PAC, un volet social est alors intégré pour la première fois. Dès 2023, une conditionnalité sociale fait son apparition. Elle vise à garantir des conditions d’emploi appropriées aux travailleurs agricoles en se basant sur des exigences européennes déjà en vigueur en matière de contrats de travail, de conditions de travail et de protection des salariés présents sur l’exploitation. Toute non-conformité à cette conditionnalité pourra déclencher des sanctions administratives qui se traduisent par des réductions d’aides de la PAC.
Par ailleurs, des mesures sont adoptées afin de soutenir les petites exploitations et d’aider, notamment, les jeunes agriculteurs à accéder à la profession.
2.5 Les mesures adoptées pour faire face au choc géopolitique
Pour faire face au choc d’offre alimentaire provoqué par la guerre en Ukraine, les responsables politiques européens souhaitent assouplir les stratégies européennes « de la ferme à la fourchette » et de la biodiversité. Pour le président français, Emmanuel Macron, il faut « revoir les objectifs car, en aucun cas, l’Europe ne peut se permettre de produire moins » (Fay 2022).
Réunis à Bruxelles le lundi 21 mars 2022, les ministres de l’Agriculture européens, privilégiant la sécurité alimentaire dans un contexte d’incertitude dû à la guerre en Ukraine, ont pris plusieurs mesures visant à accroître la production agricole. Ils se sont, notamment, mis d’accord pour remettre en culture les terres en jachère, repousser à plus tard l’application du nouveau règlement sur les pesticides et pour accorder une aide d’un montant de 500 millions d’euros, à puiser notamment dans la « réserve de crise », pour soutenir les producteurs les plus touchés par les lourdes conséquences de la guerre en Ukraine [12].
Assouplir les mesures destinées au développement durable permettrait d’accroître la production dans le court terme, mais cela freinerait les avancées de l’UE en matière d’écologisation et de verdissement de la PAC, et pourrait donc réduire les services écosystémiques et la capacité de production agricole à long terme.
3. Les limites de la nouvelle PAC
Les réformes introduites par la nouvelle PAC sont soumises à des contraintes multiples. Ainsi, les résultats attendus pourraient diverger des objectifs affichés. Elles suscitent donc des critiques, qui peuvent être parfois contradictoires en raison des divergences de points de vue et d’intérêts.
3.1 Un risque accru de divergences et de distorsions de concurrence
L’adaptation fine de la nouvelle PAC aux particularités de chaque pays membre via les PSN peut sembler de bon sens, mais a aussi des inconvénients. La décentralisation accrue entraîne des divergences et des distorsions importantes de concurrence entre pays de l’UE, et, à l’extérieur de ses frontières, une confusion sur l’identité et la valeur des produits de marque « UE » (François 2018). Toutefois, les objectifs chiffrés et les règles de distribution, relatifs aux aides dans les deux piliers définis par le paquet de la PAC, limitent ces divergences et distorsions.
La mise en place de la conditionnalité sociale introduite dans le volet social de la nouvelle PAC, en partant d’une situation totalement divergente où certains pays protègent peu leurs salariés agricoles, permet une réduction des divergences et distorsions. Toutefois, l’ampleur de cette réduction s’annonce moins ambitieuse que ce qu’espèrent les agriculteurs des pays dont le niveau de protection est parmi les plus élevés. Pour la Coordination rurale, un syndicat agricole français, le volet social ne règle pas la problématique de la distorsion entre États membres car la base légale du temps de travail et la rémunération minimale diffèrent entre eux, et la « renationalisation » de la PAC ne favorise pas la marche vers une harmonisation sociale à l’échelle de l’UE.
3.2 Une ambition bien en dessous du Pacte vert
Les efforts de l’UE pour rendre la PAC plus verte sont fortement critiqués, que ce soit par les élus (et notamment Les Verts) ou les organisations non gouvernementales (ONG). Ces derniers pensent, en effet, que la réforme de la PAC manque grandement d’ambition environnementale et que les États membres, libérés d’un contrôle précis des institutions européennes, ne sont pas assez engagés pour l’écologie et l’agriculture biologique. En effet, l’alignement des PSN sur les objectifs écologiques du Pacte vert, qui sont peu contraignants pour les États membres, du moins jusqu’en 2025, est léger [13]. Ainsi, il est peu probable que les PSN intègrent ces objectifs de façon ambitieuse face aux lobbys des agriculteurs ne souhaitant pas faire évoluer rapidement leurs pratiques de production.
La nouvelle PAC ne remet pas en cause la structure de distribution des aides directes (Beaujon 2021). Les aides seront toujours versées en fonction du nombre d’hectares exploités et continueront à favoriser l’agriculture industrielle. Le remplacement des paiements verts par des éco-régimes obligatoires n’améliore que peu la performance écologique de l’agriculture européenne car seulement 25 % des aides directes dépendront de ces éco-régimes et, dans le cas de la France, 70 % des agriculteurs pourront en bénéficier sans rien changer à leurs pratiques. Une hausse limitée des aides destinées à l’agriculture biologique ne semble pas bouleverser non plus les modes de production agricole.
3.3 Un risque de baisse de production et de compétitivité dans le court terme
L’intégration des objectifs des stratégies « de la ferme à la fourchette » et de la biodiversité dans la PAC 2021-2027 affectera les pratiques de production agricole et la quantité des produits alimentaires.
La Copa-Cogeca, le pendant européen de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), souligne les impacts négatifs de ces stratégies en évoquant une étude de la Commission européenne (Barreiro-Hurle et al. 2021) [14]. Selon cette dernière, ces stratégies réduiraient le potentiel productif de l’UE et affaibliraient les exploitations et la compétitivité des agriculteurs européens. Ainsi, leur mise en œuvre provoquerait une baisse de la production agricole de 5 à 15 % selon les secteurs, avec un risque de transfert des impacts environnementaux négatifs vers d’autres pays.
Les défenseurs de l’écologisation de la PAC considèrent que la baisse de production ne poserait pas de problèmes. Selon Aubert et Poux (2021) et Schiavo et al. (2021), en encourageant les Européens à consommer moins de protéines animales et plus de produits d’origine végétale, ainsi qu’en relocalisant la production de protéines végétales, une UE plus agroécologique pourrait se montrer plus efficiente que le système actuel en matière de fourniture de nutriments et de calories. Elle deviendrait même, à terme, un exportateur net de calories à hauteur de 12 % de sa consommation.
3.4 L’inefficacité des mesures pour faire face au choc d’offre alimentaire négatif
Selon Aubert et al. (2022), les mesures prises par les ministres de l’Agriculture européens, c’est-à-dire la remise en culture des terres en jachère et le report du règlement sur les pesticides, n’auraient que peu d’effets sur la production agricole pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les surfaces en jachère pouvant être remises en culture ne dépassent probablement pas 6 Mha (sur 100 Mha de terres arables). Ensuite, les rendements potentiels y sont faibles, car les jachères ont souvent été installées sur des zones marginales et moins fertiles. Enfin, les intrants pourraient être insuffisants. Il s’agit par exemple des semis, dont l’offre ne prend pas en compte les risques d’instabilité géopolitique, ou de certains engrais azotés et phosphatés, dont l’offre est fortement dépendante de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine. Par ailleurs, le prix des engrais pourrait fortement augmenter à cause de la flambée du prix du gaz utilisé pour leur production, ce qui pourrait réduire l’incitation des agriculteurs à produire plus.
Il faut aussi noter que les mesures prises pour augmenter l’offre dans les conditions actuelles de production pourraient entraîner une dégradation des sols et créer plus généralement des effets négatifs pour l’environnement. Ainsi, pour Pörtner et al. (2022), il faut plutôt accélérer la mise en place de la stratégie « de la ferme à la fourchette » afin d’atténuer les effets négatifs du réchauffement climatique et du déclin des écosystèmes sur les rendements agricoles. Une telle stratégie, avec notamment des mesures visant à accroître la biodiversité, les rotations des cultures, la production de légumineuses fixatrices d’azote et l’efficacité de l’utilisation de l’azote, pourrait mieux assurer la sécurité alimentaire à long terme.
4. Les perspectives d’évolution de la PAC pour une sécurité alimentaire accrue
La menace sur la sécurité alimentaire dans l’UE et dans le monde, due aux tensions géopolitiques et aux changements climatiques, implique qu’il est nécessaire de réfléchir à d’autres solutions que la hausse de production évoquée précédemment.
4.1 Changer les habitudes de consommation alimentaire et réduire les gaspillages
Pour apaiser durablement la tension sur le marché des denrées alimentaires, Aubert et al. (2022) comme Pörtner et al. (2022) misent sur une forte réduction de la consommation de produits d’origine animale (jusqu’à 40 %) au profit des aliments d’origine végétale, dont les fruits et légumes, qui sont essentiels, mais sous-consommés par les Européens. Un tel changement dans la consommation alimentaire favoriserait une transition vers des élevages économes et autonomes en fourrage et aliments, ce qui pourrait faire passer l’UE d’importatrice nette à exportatrice nette de calories, tout en réduisant la dépendance de l’UE aux matières premières (azote minéral, gaz naturel et énergies fossiles) nécessaires à la production d’engrais.
Selon Shafiee-Jood et Cai (2016), il y a un grand écart entre la récolte potentielle d’aliments et leur consommation finale puisque 30 % des aliments produits sont perdus ou gaspillés au cours de la production et de la consommation. Selon Pörtner et al. (2022), ce phénomène est aussi présent dans l’UE puisque la quantité de blé perdue ou gaspillée dans l’UE atteint environ la moitié de celle exportée par l’Ukraine. Ils notent que, jusqu’à présent, les mesures politiques n’ont pas permis d’aborder cette question de manière adéquate.
Les efforts visant à réduire la consommation et le gaspillage alimentaires pourraient permettre de réduire à terme les pressions sur les marchés mondiaux, ainsi que l’empreinte environnementale du système alimentaire. Toutefois, ils ne s’avèrent pas efficaces à court terme, car il manque des mesures politiques permettant de changer rapidement les habitudes de consommation et les méthodes de production dans le sens souhaité.
4.2 Limiter la production des biocarburants
Il y aurait un conflit entre la sécurité alimentaire et la transition écologique dans le domaine des biocarburants (Hubert 2012, IPES-Food 2022). Certains alertent sur l’effet négatif de ces derniers sur la sécurité alimentaire, en soulignant que l’utilisation des cultures pour leur fabrication serait « irresponsable » [15]. L’UE consacrerait actuellement entre 3 % et 3,5 % de ses terres arables à la production des biocarburants [16]. Toutefois, cette production pourrait avoir un impact significatif sur le prix des aliments à cause de la faible élasticité de leur demande. Ses effets pervers sur l’agriculture (déforestation, disparition de cultures vivrières, hausse des prix des denrées alimentaires) ont contraint l’UE à réviser sa position en 2014 en plafonnant la contribution des biocarburants « conventionnels » à 7 % de la consommation finale d’énergie dans le transport [17]. De plus, la consommation des biocarburants dans ce domaine s’accroît actuellement car les prix des combustibles fossiles atteignant des niveaux historiquement élevés incitent à rendre compatibles, à des coûts souvent très faibles, les véhicules traditionnels avec les biocarburants.
A moyen terme, le développement des agrocarburants de deuxième et de troisième génération pourrait atténuer le conflit entre la sécurité alimentaire et la transition écologique. Les biocarburants de deuxième génération sont issus notamment de la biomasse lignocellulosique qui a l’avantage d’être une ressource non alimentaire, disponible en grande quantité et sous différentes formes (huiles et graisses usagées, résidus forestiers ou agricoles, déchets dans l’industrie du bois et agroalimentaires, cultures dédiées comme le taillis à croissance rapide, voire certains déchets ligneux). Leur production est actuellement en phase d’industrialisation [18]. Notons que le biogaz (biométhane) produit par la fermentation de matières organiques animales ou végétales peut être utilisé pour faire rouler les véhicules. Les biocarburants de troisième génération (huiles, éthanol, hydrocarbures, hydrogène, etc.) sont extraits de produits développés par des micro-organismes, par photosynthèse (principalement des microalgues, mais aussi des macroalgues) à partir du CO2 et de la lumière, ou par fermentation (levures, bactéries, microalgues [19]) à partir de substrats organiques variés. Cette voie prometteuse nécessite cependant encore beaucoup de recherche et de développement avant de se concrétiser industriellement. Certains biocarburants (notamment le biodiesel) de deuxième et de troisième génération sont, par ailleurs, sujets à des critiques quant au changement d’affectation des sols et à la compétition alimentaire/énergétique. Elles sont toutefois moins sévères que celles adressées aux biocarburants de première génération (Vaitilingom et al. 2021).
4.3 Constituer des réserves alimentaires stratégiques
La PAC initiale avait prévu des mécanismes d’intervention de marché qui visaient à acheter aux prix planchers des produits agricoles aux agriculteurs européens pour garantir leurs revenus et à imposer des prix minimaux à l’importation pour protéger le marché européen. Il en résulte des stocks d’aliments qui n’avaient rien de stratégique. Ils généraient des coûts importants pour le budget de la PAC et suscitaient la critique des pays tiers qui souffraient des prix déprimés lorsque ces stocks étaient revendus sur le marché international. Dans un contexte où les prix des produits agricoles ont atteint des niveaux historiquement élevés (2006-08) et sont restés élevés après les baisses de correction, les interventions de marché sont devenues caduques. Depuis la réforme de 2013 (COM 2013), ces interventions ont été supprimées et remplacées par le système de paiement découplé.
L’UE avait jugé que les approvisionnements pouvaient se faire sur le marché et ne détient donc plus de stocks alimentaires. Dans l’UE, les stocks de céréales sont essentiellement privés et les stocks publics sont actuellement détenus de façon disparate par les États membres. Ils ne représentent que 43 jours de consommation (12 % de la consommation annuelle), alors que la Chine maintient un stock public équivalent à 9 mois de consommation (75 %), comme le soulignent Carles et Courleux (2020).
En novembre 2021, la Commission européenne a présenté un « plan d’urgence visant à garantir la sécurité alimentaire » en Europe en période de crise. Vu l’ampleur des mesures prises, les leçons tirées de la pandémie du coronavirus n’ont que des impacts limités sur l’approche que l’UE a de la sécurité alimentaire. En effet, ce plan se limite à la mise en place d’un mécanisme européen permanent de préparation et de réaction aux crises de sécurité alimentaire et à la création d’un groupe d’experts de la chaîne d’approvisionnement, coordonné par la Commission, en vue d’échanger des données et des pratiques et de renforcer la coordination. Avec la nouvelle PAC, la Commission pourrait soutenir le stockage privé et prévoir une « réserve de crise » de 450 millions d’euros, afin d’aider les agriculteurs en cas d’instabilité des prix.
On est donc loin des réserves alimentaires réclamées par des experts et des politiques. Leur message a pourtant été renforcé par les conséquences de la guerre en Ukraine, qui se traduisent par une pénurie temporaire, voire persistante, de certains aliments sur les marchés internationaux et européens, sans parler d’un risque de crise mondiale de la faim selon Müller et al. (2022).
D’autres chocs touchant l’agriculture, dont les catastrophes naturelles qui deviennent plus fréquentes avec les changements climatiques, incitent aussi à la création des réserves alimentaires dans l’UE. Outre leur aspect stratégique en cas d’intervention d’urgence, ces réserves peuvent servir d’amortisseur en absorbant les surproductions ponctuelles qui font s’effondrer les prix et en complétant l’offre de marché en cas de pénurie. En effet, pour limiter la spéculation en cas de crise alimentaire, il ne suffit pas de compter sur la transparence des informations sur les stocks alimentaires permise par le Système d’information sur les marchés agricoles [20]. Les opérateurs privés, propriétaires de la majorité des stocks alimentaires, n’ont effectivement aucun intérêt à jouer le jeu de la transparence, car une certaine opacité sur les stocks disponibles peut favoriser les activités spéculatives et donc la hausse des prix et de leurs profits (IPES-Food 2022).
La constitution de réserves alimentaires stratégiques par un acteur public obéit à un ensemble de règles de l’OMC (Würdemann et al. 2012, Murphy 2012). Par exemple, les règles de l’Accord sur l’agriculture de 1994 de l’OMC limitent les dépenses pour constituer des réserves par les États, mais pas celles pour les réserves de capacité de production.
Constituer des réserves stratégiques de denrées alimentaires ne serait pas une réponse à la crise actuelle, mais une mesure préventive pour faire face aux éventuelles futures crises. Par ailleurs, la constitution de telles réserves doit attendre que l’offre des denrées alimentaires devienne excédentaire et que leur prix redevienne bas.
5. Conclusion
La nouvelle PAC pour la période 2021-2027 met davantage l’accent sur des problématiques environnementales. Elle traduit en partie la volonté de la Commission européenne de mettre en place les stratégies « de la ferme à la fourchette » et de la biodiversité, afin de faire participer le secteur agricole à la réalisation des objectifs du Pacte vert pour l’Europe.
Une baisse de la part de la PAC dans le budget de l’UE, le renforcement de la décentralisation de la PAC via les plans stratégiques nationaux, l’obligation de participer aux éco-régimes, et l’introduction d’un volet social sont les principaux changements pour la PAC 2021-2027. Malgré les ambitions affichées de l’UE en matière d’agroécologie et de progrès social, les mesures adoptées par les États membres en fonction des spécificités nationales sont limitées, d’une part, par des ressources budgétaires en baisse et, d’autre part, par le conservatisme ambiant dans le secteur agricole. Par ailleurs, une décentralisation de la PAC peut renforcer les divergences et les distorsions de concurrence au sein de l’UE.
La guerre en Ukraine a eu un impact très négatif sur l’offre de produits alimentaires et d’intrants indispensables à la production agricole, et a bouleversé la réalisation des objectifs de la nouvelle PAC. Afin de pallier une éventuelle pénurie d’aliments, l’UE a décidé la remise en culture des terres arables auparavant en jachère et le report du nouveau règlement sur l’utilisation des pesticides. La pénurie de certains aliments dans l’UE et l’incertitude sur le marché international des denrées alimentaires, avec comme corollaire la forte hausse du prix des aliments, ont suscité des débats sur la sécurité alimentaire et les moyens de l’assurer. Mieux garantir la sécurité alimentaire à l’avenir impliquera des changements inévitables de la PAC, visant à faire évoluer les habitudes de consommation, à éliminer les gaspillages, à réduire l’utilisation des terres arables pour la production de biocarburants, voire à constituer des réserves alimentaires stratégiques en période de récoltes abondantes.
Meixing Dai
Maître de conférences à l’Université de Strasbourg
Anissa Maddi
Étudiante de master 2 MPE à l’Université de Strasbourg
Clarisse Monsch
Étudiante de master 2 MPE à l’Université de Strasbourg
Cet article a été préparé pour un numéro spécial du Bulletin de l’OPEE (Observatoire des Politiques Economiques en Europe), publié dans le cadre du 50ème anniversaire du BETA (Bureau d’Économie Théorique et Appliquée).
Remerciements :
Nous sommes très reconnaissants à Nathalie Bolduc et Damien Broussolle pour leurs critiques, remarques et suggestions. Les éventuelles erreurs et insuffisances demeurent bien sûr nôtres. Nous remercions également Alessandra Kirsch pour ses informations complémentaires sur le stock alimentaire dans l’UE.
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[1] Pour une présentation des objectifs de la PAC, de ses mécanismes de fonctionnement et de ses différentes réformes depuis les années 1980 jusqu’aux années 2000, voir Dai (2015). Pour les réformes des années 2014-2020, voir Swinnen (2015). Kuhmonen (2018) décrit cette complexité et explique pourquoi la PAC, en tant que système adaptatif, devient très complexe.
[2] L’importance de ce poste a toutefois fortement diminué, passant de plus de 60 % du budget communautaire au milieu des années 1990 à 33,56 % dans la nouvelle PAC, soit une part à peine plus élevée que celle de la politique de cohésion (32,95%) et celle des priorités nouvelles et renforcées (33,48%). Voir « Infographie - Cadre financier pluriannuel 2021-2027 et Next Generation EU », Conseil européen et Conseil de l’UE.
[3] Voir « Entretien : ‘En supprimant les stocks agricoles, l’Union européenne se prive d’un outil précieux en cas de crise’, explique Frederic Wallet », L’Usine Nouvelle, 17 Mars 2022.
[4] Chiffre déduit de la différence entre celui donné par Magnard (2022) et celui dans l’article « Engrais : Risque de pénurie en Europe à cause de la flambée du prix du gaz », Le Courrier des Stratèges, 16 mars 2022.
[5] Pour l’évolution des prix alimentaires, voir FAO Food Price Index.
[6] Pour les dimensions supplémentaires, c.-à-d. agence et durabilité, voir HLPE (2020) et Clapp et al. (2022). Pour les mesures à prendre pour l’assurer au niveau global, voir IPES-Food (2022).
[7] Un trilogue est un type de réunion utilisé dans le processus législatif de l’UE. Il s’agit d’une réunion tripartite à laquelle participent les représentants de la Commission européenne, du Conseil de l’UE et du Parlement européen.
[8] Pour avoir un aperçu de ces plans, voir le document « PAC 2023-2027 : proposition de PSN de la France transmise à la Commission européenne », Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, 29 avril 2022.
[9] Le « verdissement » de la PAC signifie que le versement des aides directes découplées est conditionné au respect de règles environnementales.
[10] Pour plus de détails sur les éco-régimes en France, voir Dumas et al. (2022).
[11] Selon Mzoughi et Napoléone (2013), la notion de verdissement postule qu’il est possible de mieux produire sans changer les conditions de production et est donc différente de la notion d’écologisation qui se réfère à l’idée que seul un reconditionnement des activités de production pourrait les rendre réellement durables au regard des contraintes écologiques et sociales. Voir Deverre et de Sainte Marie (2008) pour une analyse du processus d’intégration croissante d’objectifs environnementaux (« écologisation ») dans les politiques agricoles européennes et un cadre d’évaluation de leurs effets sur les systèmes agroalimentaires.
[12] Voir AFP, « L’UE promet des aides et dément un abandon de sa stratégie ‘verte’ », www.terre-net.fr, 24 mars 2022.
[13] Voir « La prochaine PAC sera-t-elle verte ? », publié le 6 juillet 2021, sur le site « Pour une autre PAC ».
[14] Voir le reportage de Raphaël Lecocq, « Le Pacte vert... et noir de la Commission européenne », Pleinchamp.com, 13 août 2021.
[15] Voir « Food crisis : Europe burns equivalent of 15 million loaves of bread every day in cars », Transport & Environment, 24 mars 2022.
[16] Ces chiffres sont déduits de deux sources d’information. 1) Selon un communiqué de presse du 9 avril 2013 de FranceMerAgir, citant une étude réalisée à sa demande par le cabinet Agrex Consulting ; en 2011, au sein de l’UE, environ 865 000 hectares sont consacrés au bioéthanol produit avec des céréales ou des betteraves et 3,7 millions au biodiesel produit à partir d’oléagineux (essentiellement le colza) ; néanmoins ces surfaces représentent respectivement moins de 0,5 % et de 2 % de sa surface agricole utile. 2) D’après les données d’Amsellem et al. (2021, p. 41), la production de bioéthanol dans l’UE en 2019 est stable par rapport à celle de 2011 alors que celle de biodiesel a augmenté d’environ 45 %, et pourrait entamer une décroissance dans les années 2020.
[17] Voir « Directive (UE) 2015/1513 du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015 », Journal officiel de l’Union européenne.
[18] Voir « Produire des biocarburants avancés », ADEME - Agence de la transition écologique, mis à jour le 15 février 2022.
[19] Certains processus utilisant des microalgues tiennent plutôt de la fermentation. Par exemple, la start-up française Fermentalg utilise des espèces de microalgues venant des profondeurs des océans, capables de se développer quasiment sans lumière, avec des rendements 50 à 100 fois supérieurs aux cultures du type « autotrophe ».
[20] Il s’agit d’une plateforme favorisant un dialogue constructif, lancée en 2011 à l’initiative des ministres de l’agriculture du G20, sur les principales céréales (blé, maïs, riz ou soja).
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