Progrès institutionnels et performances économiques européennes : un bilan
Gilbert Koenig, Université de Strasbourg (BETA)
Après 30 ans d’existence de l’Union européenne, il semble nécessaire de faire un bilan de son évolution institutionnelle et de ses performances économiques. Ce bilan peut permettre de mieux comprendre les opinions des européens qui sont recensées par les enquêtes d’Eurobaromètre et dont une partie non négligeable émet encore des avis négatifs ou neutres sur plusieurs aspects de la construction européenne. De plus, il est susceptible de fournir des indications sur les perspectives d’avenir de l’Union européenne.
Mots-clefs : Avenir de l’Europe, gestion des crises économiques et financières, institutions européennes, l’Europe à plusieurs vitesses, performance macroéconomique, performances des économies des pays membres de l’Union européenne, Union économique et monétaire (UEM), zone euro.
Citer cet article
Gilbert Koenig « Progrès institutionnels et performances économiques européennes : un bilan », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 40, 19 - 28, Eté 2019.
Depuis le traité de Maastricht qui fonde l’Union Européenne (UE), les institutions européennes ont subi une évolution importante. A partir de 1999, une grande partie de cette évolution a été imposée par différents événements : création d’une union monétaire européenne autour de l’euro en 1999, extension de l’UE par l’entrée de nouveaux pays à partir de 2004, crises touchant le secteur financier et bancaire, le domaine économique et les finances publiques à partir de 2009. Cette évolution a également été stimulée par les aspirations des citoyens européens vers un fonctionnement plus transparent et plus démocratique des institutions européennes. Différentes réformes introduites par les traités d’Amsterdam (1999) et de Nice (2003) ont tenté de corriger les faiblesses de l’organisation institutionnelle européenne. Une étape importante est franchie en décembre 2009 avec le traité de Lisbonne qui reprend la plupart des mesures du traité constitutionnel rejeté par un référendum en 2004 et conserve les traités précédents en les modifiant en profondeur [1].Les réformes introduites par ces textes sont considérées comme des avancées importantes pour la construction européenne. Mais pour que ces avancées suscitent une adhésion plus importante des citoyens, il est nécessaire qu’elles s’accompagnent d’un progrès dans le domaine économique et social dont dépend en grande partie leur bien-être. Ce progrès peut être évalué sur la base des résultats économiques obtenus depuis 1999.
Un bilan de l’évolution institutionnelle, économique et sociale de l’UE peut permettre de comprendre la nature des opinions exprimées par les citoyens européens sur l’UE et de donner des pistes pour appréhender l’avenir de cette construction.
L’évolution de l’architecture institutionnelle de l’UE
La défiance de près de 50 % des Européens envers les institutions de l’UE que révèlent les enquêtes d’Eurobaromètre [2] peut s’expliquer en grande partie par la complexité de leur organisation qui les rend difficile à appréhender. Cette complexité s’explique en grande partie par la coexistence de deux légitimités au sein de l’UE et par la spécificité du fonctionnement qui en résulte. Le sentiment de déficit démocratique qui en découle est renforcé par l’influence jugée excessive des lobbys sur les décisions européennes.
La coexistence de deux légitimités dans l’UE
Une première légitimité démocratique émane du Parlement Européen (PE) depuis que ses membres sont élus au suffrage universel direct (1979). Elle donne un pouvoir législatif aux députés européens élus dans des cadres nationaux, mais regroupés au sein du PE dans des formations plurinationales représentatives des intérêts communs de l’UE. Ce pouvoir que le PE partage avec le Conseil de l’UE s’exerce dans des domaines qui ont été étendus d’une façon importante au cours de ces dernières années. Il consiste à accepter ou à refuser les propositions de textes faites par la Commission européenne (CE) qui a le droit d’initiative législative. Le PE peut aussi proposer des amendements que la CE peut refuser.
La seconde légitimité provient des institutions suivantes qui représentent les intérêts des États membres de l’UE
- le Conseil européen qui était à l’origine une assemblée informelle (1974) et qui est devenu une véritable institution européenne avec le traité de Lisbonne (2009). Il est composé des chefs de gouvernements ou d’États des pays de l’UE.
- le Conseil de l’UE composé des ministres des membres de l’UE qui sont répartis entre 10 formations selon leurs compétences. Sa composition varie selon la nature des sujets traités. Il partage le pouvoir législatif avec le PE, c’est-à-dire le pouvoir d’approuver ou de rejeter une directive de la commission, ainsi que le pouvoir de fixer le budget de l’UE.
La CE qui est l’exécutif de l’UE se place à l’intersection de ces deux pouvoirs. Cela se traduit notamment par le mode de désignation de son président. En effet, le Conseil Européen propose au PE et au Conseil de l’UE un candidat pour occuper la présidence de la CE en tenant compte des résultats des élections du PE. Ces dernières années, une règle non écrite était appliquée. Elle consistait à confier la présidence de la CE à la tête de liste du principal groupe politique du PE (règle dite du Spitzenkanditat) [3]. Le PE et le Conseil de l’UE peuvent valider la proposition du Conseil européen, mais ils peuvent également la refuser, ce qui oblige le Conseil européen à proposer un nouveau candidat.
Le président de la CE répartit les portefeuilles entre les autres commissaires désignés par les États nationaux et soumet la liste ainsi constituée au Conseil européen qui l’adopte à la majorité qualifiée, puis au PE dont l’approbation est donnée après audition des candidats. Malgré sa désignation par son propre État, chaque commissaire doit représenter l’intérêt commun et non celui de son État. Mais le fait que depuis le traité de Lisbonne il y a autant de commissaires que d’États rend cette préconisation moins crédible.
Du fait de son statut d’indépendance [4], la Banque centrale européenne (BCE) qui est l’organe central du Système européen des banques centrales (SEBC) occupe une place particulière parmi les institutions européennes. Son président et les autres membres du Comité exécutif de la BCE sont nommés par le Conseil européen sur recommandation du Conseil de l’UE et après approbation du PE. Pour assurer un contrôle démocratique minimum, le président de la BCE présente un rapport annuel des activités de la BCE au PE depuis le traité de Lisbonne, participe à des auditions parlementaires régulières et répond aux questions écrites des députés européens. Les décisions de la BCE peuvent faire l’objet de recours auprès de la Cour de justice de l’UE à Luxembourg.
Les modes de fonctionnement des institutions européennes
L’UE peut adopter des textes législatifs dans les domaines où elle possède des compétences exclusives et des compétences partagées avec ses membres. Dans le domaine des compétences d’appui où les États membres ont seuls le pouvoir législatif, l’action de l’UE se limite à des coordinations non contraignantes. Dans les domaines des compétences exclusives et partagées, les institutions européennes peuvent fonctionner selon deux méthodes : la méthode communautaire ou la méthode intergouvernementale.
La méthode communautaire est fondée sur un processus de prise de décisions qui fait intervenir la CE, le PE et le conseil de l’UE. Dans cette méthode, la CE seule détient le pouvoir d’initiative législative dans l’intérêt de l’UE. Elle soumet les textes législatifs généralement élaborés dans le cadre des stratégies définies par le Conseil européen au PE et au Conseil de l’UE. Pour être adoptés ces textes doivent être acceptés par les deux institutions. Cette procédure de codécision qui a été introduite par le traité de Maastricht, étendue et aménagée par le traité d’Amsterdam (1999) et finalement renommée procédure législative ordinaire par le traité de Lisbonne donne le même poids au PE et au Conseil de l’UE [5]. Ces textes sont soumis au droit communautaire. Ils peuvent donc faire l’objet de recours devant la Cour de Justice de l’UE qui est une institution européenne. La méthode communautaire a subi différents ajustements et extensions. Cette évolution est notamment due à l’extension des compétences du PE au cours de ces dernières années [6] et à la substitution progressive des votes à la majorité qualifiée aux votes à l’unanimité dans le conseil de l’UE.
Dans la méthode intergouvernementale, les États membres de l’UE partagent le droit d’initiative législative avec la CE. Ils négocient entre eux en vue d’arriver à un consensus sur une position commune sur les différents dossiers. Dans cette méthode, le PE n’a qu’un rôle consultatif (procédure législative spéciale) et le recours à la Cour de Justice de l’UE est limité car les décisions ne sont pas soumises au droit communautaire.
Les innovations introduites par le traité de Lisbonne semblaient favoriser une extension de la méthode communautaire. Mais la crise économique et financière de l’UE a plutôt conduit au développement de la méthode intergouvernementale. C’est ainsi que le PE a été écarté des différentes phases d’élaboration et d’exécution des programmes d’aides financières accordées à la Grèce [7]. En effet, l’Eurogroupe qui n’est qu’une institution informelle [8] a mandaté la CE pour négocier en son nom et pour suivre l’application du programme d’aide. Celle-ci a confié à la troïka (FMI, BCE, CE) [9] la mission d’élaborer les trois mémorandums successifs imposés à la Grèce et d’en contrôler l’application. L’aide financière accordée à la Grèce dans ce cadre est fournie par le Mécanisme européen de stabilité (MES) qui n’est pas une institution européenne, mais un organisme financier régi par le droit international public. Il est destiné à maintenir la stabilité financière en fournissant une aide aux pays de la zone euro en grandes difficulté financière [10].
La perception d’un déficit démocratique de l’UE
La perception des citoyens d’un déficit démocratique de l’UE est essentiellement fondée sur leur impression d’un PE aux pouvoirs limités et sur la faible transparence des prises de décisions due en grande partie au manque d’informations concernant l’influence des lobbies sur ces décisions.
La perception d’un déficit démocratique due à l’impression d’un PE aux pouvoirs limités
Une partie encore importante des citoyens sondés par les enquêtes d’Eurobaromètre se disent non satisfaits du fonctionnement de la démocratie dans l’UE [11]. Cette opinion peut résulter d’une comparaison entre le rôle et les compétences des parlements nationaux et ceux du PE. Mais une telle comparaison est biaisée car le fonctionnement institutionnel d’un État comme la France, qui est fondée sur les conflits tranchés par des décisions prises à la majorité diffère de celui d’une union d’États qui fonctionne essentiellement sur la base de compromis et de consensus. De ce fait, à la différence d’un parlement national, le PE partage le pouvoir législatif avec une autre institution et il ne peut l’exercer que dans le domaine des compétences de l’UE et pour les décisions prises dans le cadre de la méthode communautaire. Mais, malgré la procédure de codécision, aucun texte proposé par la CE ne peut être adopté sans l’accord du PE. De plus, grâce à l’extension importante des compétences du PE au cours de ces dernières années, la majorité des textes législatifs élaborés selon la méthode communautaire dans l’intérêt commun concerne directement les citoyens [12]. Mais cela n’implique pas que la majorité des textes nationaux concernant la vie des citoyens viennent de l’Europe [13].
Quant aux textes législatifs issus de la méthode intergouvernementale, ils ne bénéficient pas de la légitimité démocratique européenne dans la mesure où les chefs de gouvernement et les ministres des États membres de l’UE qui les élaborent au sein du Conseil européen et du Conseil de l’UE ne sont responsables que devant leurs parlements nationaux.
Plus de démocratie pourrait être introduit par la poursuite de l’extension des compétences du PE et de l’UE et par le développement de la méthode communautaire au détriment de la méthode intergouvernementale.
La transparence des modalités de prise de décisions : l’influence des lobbys
Les lobbys constituent des groupes de pression. « Leur action est essentiellement comprise comme un effort concerté d’influer la formulation des politiques et le processus décisionnel, en vue d’obtenir des autorités gouvernementales ou des représentants élus un résultat spécifique » [14]. Le caractère peu transparent de cette activité renforce le sentiment de déficit démocratique. Des progrès ont cependant été réalisés au cours de ces dernières années pour améliorer la transparence du lobbying En juin 2011, a été constitué un registre de transparence européen commun à la CE et au PE comprenant diverses informations sur les lobbys enregistrés. Ce registre comprend 7065 inscrits en novembre 2014 dont une part de 46 % représente des associations professionnelles et des cabinets de consultants et d’avocats qui défendent des intérêts du secteur privé et l’essentiel de la part restante défend des intérêts communs publics (ONG, centres de réflexions, entités publiques) [15]. Mais cette liste des lobbyistes n’est pas complète car leur inscription dans le registre n’est pas obligatoire. Cette inscription est devenue obligatoire en décembre 2014 pour les lobbyistes qui souhaitent rencontrer des commissaires européens et les directeurs généraux de la CE. Cette disposition a entraîné une hausse importante du nombre des inscrits dans le registre. Au 16 juin 2019, ce registre comporte 11 819 entités dont 60 % représentent des intérêts privés. [16]
Selon un amendement introduit dans le texte réformant le règlement intérieur du PE (31 janvier 2019), seuls les lobbyistes inscrits sur le registre de transparence peuvent rencontrer les députés et participer aux activités organisées au sein du PE. De plus, les rapporteurs sur les dossiers législatifs et les présidents de commission sont obligés de publier la liste des réunions avec des lobbyistes.
Les efforts de la Commission pour étendre le registre de la transparence au Conseil de l’UE ont échoué en 2018 après deux ans de négociations.
Les lobbys interviennent aux différentes phases des prises de décisions. A l’étape de la proposition de texte, la cible préférentielle est constituée par les fonctionnaires de la CE, les groupes d’experts sur lesquels se fonde la CE, ainsi que les agences et leurs comités scientifiques. Aux étapes suivantes les lobbyistes essaient d’influencer les décisions des députés européens et les membres du Conseil de l’UE. Ces interventions portent sur la conception et la rédaction des textes législatifs et se traduit par des propositions d’amendements ou de réécriture des textes. Elles peuvent aboutir à une édulcoration des textes, à un retardement de leur application ou à une suppression.
Pour rassurer les citoyens qui leur reprochent d’exercer une influence excessive sur les décisions européennes, les lobbyistes du secteur privé soutiennent souvent l’existence d’un équilibre entre leur influence et celle des ONG et des autres institutions défendant des intérêts communs. Ce point de vue est très contestable, si l’on considère les moyens financiers et le personnel qui sont affectés par le secteur privé à son activité de lobbying et qui sont beaucoup plus importants que ceux utilisés par les lobbyistes représentant les intérêts communs [17].
L’évolution économique et sociale de la zone euro
La présentation du bilan économique se limite ici à la zone euro qui possède une certaine homogénéité par rapport à l’ensemble de l’UE grâce à la monnaie commune [18].
Après une période sans crise grave (1999-2007), la zone euro a dû faire face à une crise économique et financière importante suivie d’une crise des finances publiques. Ces crises ont révélé les insuffisances de certaines dispositions des traités. Diverses innovations ont été effectuées pour les surmonter et pour tenter de protéger l’Europe contre une nouvelle crise.
Les performances de la zone euro
Au cours de la première sous-période (1999-2007), le taux d’inflation s’est stabilisé, grâce à une politique monétaire rigoureuse, autour de 2 % qui constitue le taux plafond fixé par la BCE. La politique budgétaire généralement limitée au mécanisme des stabilisateurs automatiques n’a pas induit un déficit budgétaire supérieur à la limite de 3 % du PIB spécifiée par les traités, mais elle a déterminé un taux d’endettement public moyen supérieur à la limite de 60 % du PIB (72 % en 1999 et 66,3 % en 2007). De plus, elle n’a pas réussi à stabiliser le taux de croissance économique qui a évolué entre 3,5 % et 0,2 % et qui a été inférieur à celui des États-Unis pendant 6 années. Quant au taux de chômage, il a évolué entre 8 % et 9 % de la population active, ce qui est largement supérieur au taux de chômage des États-Unis de la même période.
L’évolution des performances de la zone euro au cours de la période 2008-2018 est fournie par les chiffres du tableau 1.
Tableau 1 : Evolution des performances économiques de la zone euro.
{{}} | 2008 | 2009 | 2010 | 2011 | 2012 | 2013 | 2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 |
Chômage** | 7,6 | 9,6 | 10,1 | 10,1 | 11,3 | 12,0 | 11,6 | 10,9 | 10,0 | 9,1 | 8,2 |
Inflation | 3,3 | 0,3 | 1,6 | 2,7 | 2,5 | 1,4 | 0,4 | 0,0 | 0,2 | 1,5 | 1,4 |
Croissance | 0,4 | -4,4 | 2,0 | 1,6 | -0,7 | -0,5 | 1,3 | 2,1 | 1,9 | 2,4 | 1,9 |
Déficit pub.* | 2,1 | 6,2 | 6,1 | 4,1 | 3,6 | 2,9 | 2,5 | 2,0 | 1,5 | 0,9 | 0,5 |
Dette pub.* | 70,2 | 80,0 | 85,6 | 88,0 | 92,7 | 95,5 | 91,9 | 90,1 | 89,2 | 87,1 | 85,1 |
Sources : Eurostat et OCDE
*En % du PIB, **En % de la population active.
La crise financière américaine qui s’est diffusée en Europe en 2007-2008 et la crise économique qu’elle a engendrée ont déterminé une baisse de la croissance suivie d’une récession en 2009 et une hausse importante du chômage. Les instances européennes ont réagi à cette situation en élaborant un plan de relance qui a entraîné une reprise économique en 2010 et 2011. Malgré cette relance, le ratio du déficit budgétaire a diminué tout en restant supérieur au taux plafond de 3 % du PIB fixé par les traités. Par contre, le ratio d’endettement public continue à augmenter. Pour arrêter cette dérive des finances publiques, la CE instaure une politique budgétaire restrictive qui entraîne une baisse progressive du ratio de déficit budgétaire et un maintien en-dessous de 3 % à partir de 2013. Quant au ratio de la dette publique, elle a continué à augmenter jusqu’en 2014 et est resté largement au-dessus de 60 % du PIB, malgré sa baisse de 2014 à 2018.
Cette amélioration partielle des finances publiques s’est effectuée au prix d’une récession et d’une hausse du chômage en 2012 et 2013. A partir de 2014, la reprise se traduit par un taux de croissance annuel qui fluctue autour de 2 % et par une baisse progressive du taux de chômage qui reste cependant encore supérieur à 8 % en 2018. Le ralentissement observé en 2018 devrait se poursuivre en 2019, selon la plupart des prévisions. Quant au taux d’inflation, il baisse d’une façon importante pour devenir nul en 2015 et proche de zéro en 2016, ce qui a fait craindre une situation de déflation.
Les performances de la zone euro réalisées au cours de ces dix dernières années sont inférieures à celles des États-Unis dont le taux de croissance est plus élevé en moyenne et dont le taux de chômage représente en 2018 la moitié de celui de la zone euro [19]. De plus les performances moyennes de la zone euro couvrent une forte dispersion des performances des pays membres qui, d’ailleurs, tend à s’amplifier [20]. Un processus de divergence réelle peut notamment provenir des difficultés de certains pays à améliorer leurs performances en termes de croissance et d’emploi parce qu’ils doivent se conformer aux critères de convergence européen d’ordre uniquement monétaire et financier (taux d’intérêt, d’inflation et de change, déficit et endettement publics).
La gestion de la crise économique et financière de 2008
La gestion de cette crise a révélé les insuffisances de la gouvernance européenne et la nécessité d’innover pour compenser ces insuffisances et pour gérer au mieux la crise économique et bancaire, ainsi que la crise des finances publiques.
Le pragmatisme initial de la gestion des crises
Faute d’un gouvernement européen, les responsabilités de la gestion d’une telle crise sont très diffuses, car elles ne sont pas spécifiées dans les traités européens qui n’ont pas prévu de telles circonstances. Devant ce flou de responsabilités, plusieurs réunions ont été organisées au début de 2008, en pleine déroute boursière, par différentes institutions, pour tenter de gérer cette situation. Mais le caractère vague des décisions prises dans ces réunions n’a pas convaincu les opérateurs des marchés financiers. Après cette période de tâtonnement stérile, les chefs d’État et de gouvernement de la zone euro se sont réunis d’urgence en octobre 2008 pour définir un plan d’actions communes qui a convaincu, au moins temporairement, les opérateurs financiers.
Pour certains, l’initiative prise en 2008 par une institution non officielle de l’Europe pouvait être considérée comme une évolution vers un pouvoir politique dans la zone euro. Mais cette idée a été très critiquée, puis abandonnée. Une proposition plus récente de la CE [21] préconise la création d’un poste de ministre des finances de la zone euro qui serait responsable devant un parlement de la zone euro. Ce ministre devrait également être commissaire européen aux affaires économiques et président de l’Eurogroupe. Il serait soutenu par un Trésor européen chargé notamment de la gestion du mécanisme de stabilisation macroéconomique. Pour mener à bien ses activités, le ministre devrait disposer d’un budget européen conséquent [22].
Le traitement de la crise économique et bancaire
Pour faire face à la récession de 2009 induisant une hausse importante du chômage en 2009 et 2010, la CE a dû renoncer à une politique budgétaire limitée au mécanisme des stabilisateurs automatiques. Mais cette renonciation est transitoire, car le programme de relance dont l’application a été confiée en grande partie aux gouvernements nationaux n’est appliqué que pendant deux ans. Un tel programme n’a pas été renouvelé, même pour soutenir des pays en grande difficulté, comme la Grèce et l’Irlande. Par contre la CE a dû accepter le programme de relance que le gouvernement portugais voulait mettre sur pied en 2016 et qui, combinée à des mesures favorable à l’offre prises antérieurement, a permis d’obtenir de 2016 à 2019 une croissance supérieure à 2 % et une baisse du taux de chômage de 10,1 % à 6,3 % tout en améliorant les finances publiques [23].
Pour se prémunir contre la diffusion des situations financières particulièrement préoccupantes de certains pays aux autres membres de la zone euro, les instances européennes ont instauré en 2010 le Fonds européen de stabilisation financière (FESF) complété en 2011 par le Mécanisme européen de stabilisation financière (MESF). Ces deux organismes sont remplacés en 2012 par le Mécanisme européen de stabilité (MES).
Ces créations ne sont pas conformes à la règle de non-assistance (no bail-out) posée par l’article 125 du traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE). Pour contourner cette règle, les autorités se sont fondées sur l’article 122 du TFUE qui prévoit des exceptions à la règle du no bail-out en cas de graves difficultés survenant dans l’approvisionnement de certains produits ou en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant au contrôle du pays. Ces dispositions ont été interprétées largement en considérant que la diffusion de la crise à tous les pays constituait un événement échappant au contrôle des États.
Du fait de la forte intégration des marchés financiers internationaux, la diffusion de la crise financière américaine à l’Europe a mis en grande difficulté les banques dont certaines sont devenues insolvables et d’autres ont dû faire face à des problèmes de liquidité dû à la mise en doute de leur capacité de remboursement de leurs prêts éventuels.
Pour aider les banques ayant des difficultés de liquidité, la BCE a pris en 2015 des mesures monétaires non conventionnelles sous la forme d’un assouplissement quantitatif. Cette politique consiste à injecter des centaines de milliards d’euros dans les circuits financiers dans l’espoir que cette monnaie alimentera le secteur non financier et évitera la déflation qui menaçait la zone euro. Il est probable que, malgré les insuffisances de ses canaux de transmission, cette politique a permis d’éviter une phase déflationniste pour l’ensemble de la zone euro, mais non pour certains pays du fait de la dispersion des taux d’inflation nationaux autour du taux moyen de la zone qui est nul en 2015 et égal à 0,2 en 2016 [24].
Pour réduire le risque d’une nouvelle crise financière, les autorités européennes ont considéré qu’il était nécessaire de réguler le système financier européen. Pour cela, il a été mis en place une union bancaire comprenant un mécanisme de surveillance unique opérationnel (2014) et un mécanisme de résolution unique des défaillances bancaires (2016) [25]. Le système européen d’assurance des dépôts proposé en 2015, ne recueille pas l’adhésion de certains pays, comme l’Allemagne et les Pays-Bas qui craignent ainsi que leurs contributions financières au système ne bénéficient qu’aux pays dont les systèmes nationaux de protection de dépôts sont absents ou insuffisants et qui, du fait de cette mutualisation, ne seraient pas incités à renforcer leurs systèmes nationaux. Le caractère inachevé de l’Union bancaire risque de maintenir une certaine défiance sur la capacité de cet ensemble institutionnel à faire face d’une façon efficace à une nouvelle crise bancaire sans faire peser le coût du sauvetage bancaire sur le secteur public et les contribuables.
Le traitement de la crise des finances publiques
En mettant en place un programme de relance, la CE a dû accepter transitoirement le non-respect de la discipline budgétaire imposée par le pacte de stabilité et de croissance (PSC). Mais, en 2011, elle considère que le programme a porté ses fruits et qu’il convient d’exiger des pays européens de revenir aux principes de la discipline budgétaire et d’assainir leurs finances publiques détériorées par la crise économique, les mesures de relance et la hausse des charges publiques induites par le sauvetage des banques.
Les programmes de restriction budgétaire adoptés volontairement par la plupart des pays européens ou imposés à certains pays obligés de demander une aide européenne sont destinés à rassurer les opérateurs financiers sur la capacité financière européenne et à obtenir ainsi des taux d’intérêt plus avantageux sur les marchés financiers. Ils n’ont atteint que partiellement leur objectif de finances publiques, comme le montrent les statistiques du tableau 1. Ils étaient censés ne pas avoir d’incidences négatives importantes sur l’activité économique du fait de la croyance d’une compensation au moins partielle de la baisse de la demande publique par une hausse de la demande privée. Mais cette compensation ne s’est pas réalisée. En effet, cette politique restrictive a entraîné une récession et une hausse importante du chômage pendant les deux années suivant la mise en œuvre du programme. La reprise progressive qui a suivi a abouti en 2018 à un taux de chômage encore supérieur à celui atteint à la veille de la crise (2007) et à un taux de croissance inférieur à celui de 2007.
Considérant que le chômage élevé depuis 2000 est dû essentiellement à des causes structurelles, la CE préconise d’intensifier la politique de compétitivité en adoptant notamment des réformes portant sur le fonctionnement des marchés du travail nationaux.
Convaincue que l’assainissement des finances publiques est un préalable à une croissance élevée et à un chômage faible, la CE a renforcé d’une façon importante la surveillance et la discipline budgétaire des États par de nouvelles mesures spécifiées dans trois ensembles de textes : les « paquets » législatifs qui forment le six-pack (2011) et le two-pack (2013) et le pacte budgétaire inclus dans le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (2013). Ces textes portent sur des règles devant assurer un équilibre budgétaire, sur les procédures de déficit budgétaire et de déséquilibre économique excessif et sur la surveillance et le contrôle de l’élaboration des budgets nationaux [26]. Le renforcement de la discipline se justifie par ailleurs par l’abandon de la clause de non-assistance qui assure aux États en difficulté d’obtenir une aide européenne à condition de se conformer à cette discipline. Mais, il risque de constituer une contrainte trop forte pour leur permettre d’adopter des mesures d’assainissement de leur situation financière et économique [27].
Conclusion
Le bilan économique et social de la zone euro portant sur ces 20 dernières années est plus faible que celui que l’on peut attendre d’un ensemble économique comparable à celui des États-Unis. Il résulte en grande partie de la ligne économique appliquée pour obtenir ces résultats. En effet, les instances européennes continuent à vouloir imposer une politique budgétaire restrictive dans des situations de chômage élevé et de faible croissance dans l’espoir que cela contribuera à améliorer les finances publiques et éventuellement la situation économique. Une conception alternative appliquée aux États-Unis consiste à préconiser un soutien de l’activité économique pour améliorer les performances en matière de croissance et d’emploi et à compter sur la hausse des ressources qui en résulte pour assainir les finances publiques. Non convaincue par cette alternative et confiant dans sa politique malgré son efficacité limitée, la CE maintient la ligne économique qu’elle a soutenue depuis 1999 et ne semble pas vouloir la modifier dans un proche avenir. Par contre beaucoup de changements institutionnels se sont produits depuis 1999. Les uns constituent des avancées importantes vers plus de démocratie et de transparence des prises de décisions, les autres comportent des mesures restrictives pour l’activité économique qui renforcent la discipline budgétaire conformément à la ligne économique choisie par la CE. Des efforts importants sont également faits pour réduire le risque d’une nouvelle crise financière et pour éventuellement mieux la gérer que précédemment si elle survient. Mais toutes ces réformes restent encore partielles. Elles ne permettent pas de se faire une idée claire de l’avenir de l’UE qu’elles devraient préparer. Cinq scénarios d’avenir sont proposés par la CE dans son Livre blanc de 2017 [28]. Le scénario le moins ambitieux consiste à se placer dans la continuité des réformes faites jusqu’ici sans grandes innovations institutionnelles et de méthodes. Son application a comme objectif principal de maintenir l’unité de l’UE. Deux autres scénarios qui réduisent les ambitions initiales de l’Europe préconisent un recentrage des actions sur certains domaines, comme le marché unique pour tous les membres ou les domaines autres que ceux sur lesquels aucun accord n’est possible entre eux. Le scénario d’une UE à plusieurs vitesses existe déjà avec la coexistence au sein de l’UE de pays ayant adopté l’euro et ceux utilisant une monnaie nationale. Les réformes adoptés et envisagées pour renforcer la zone euro correspondent à ce scénario et peuvent constituer une étape vers le scénario le plus ambitieux. Celui-ci a comme objectif de faire avancer l’Europe dans tous les domaines en vue de la réalisation d’une forme de fédéralisme. Une telle évolution risque d’être très longue du fait de l’importance des réformes qu’elle nécessite et de la lenteur des prises de décisions, notamment de celles qui ne sont prises qu’à l’unanimité. De plus elle n’est probablement pas souhaitée par tous les membres de l’UE dont certains semblent plutôt attirés par l’un des trois premiers scénarios précédents qui permettrait de conserver une grande partie de leur souveraineté nationale.
[1] Les modifications des traités existants effectuées par le traité de Lisbonne sont réparties dans deux traités :
- le traité sur l’UE modifiant le traité de Maastricht (1992) lui-même amendé par les traités d’Amsterdam (1997) et de Nice (2001),
- le traité sur le fonctionnement de l’UE modifiant le traité de Rome (1957), l’Acte unique européen (1986) et les traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Nice.
[2] Selon une enquête de 2018, 42 % et 48 % des sondés affirment respectivement avoir plutôt confiance et plutôt non confiance dans l’UE et 10 % sont neutres. Eurobaromètre standard 2018, printemps 2018, p. 13.
[3] Cette règle a permis à J.-C. Juncker d’accéder en 2014 à la présidence de la CE en tant que tête de liste du parti populaire européen (PPE) qui, allié au groupe socialiste et démocrate, avait la majorité absolue au PE, avait la majorité absolue au PE. Cette règle est mise en cause aujourd’hui par le Conseil européen à la suite de la perte de cette majorité par le PPE lors des élections européennes du 26 mai 2019.
[4] L’indépendance d’une banque centrale est fondée sur une théorie économique qui semble être acceptée par la majorité des pays et qui montre la nécessité d’écarter les décisions monétaires de la pression de l’État.
[5] La procédure détaillée est exposée dans l’article 294 du Traité sur le fonctionnement de l’UE.
[6] Voir M. Dévoluy (2013), « A quoi sert le Parlement européen ? », Bulletin de l’OPEE, n° 29, p. 3-8.
[7] Voir G. Koenig (2015), « La troïka une institution sans légitimité démocratique européenne », Bulletin de l’OPEE, n° 32, p. 15-23.
[8] L’Eurogroupe est reconnu dans le protocole n° 14 du traité de Lisbonne, mais ne figure pas dans la liste des institutions européennes officielles fournie par l’article 13 du traité de l’UE. De ce fait, la procédure ayant abouti au mandat donné à la CE n’est pas prévue dans le droit européen. L’Eurogroupe est lié au Conseil de l’UE et à la BCE, car sa compétence est essentiellement monétaire.
[9] La troïka créée par le Conseil européen en 2010 à la suite de recommandations formulées par les ministres de l’économie et des finances au sein du Conseil de l’UE est chargée de gérer les programmes d’aides financières aux pays en grande difficulté.
[10] En décembre 2017, la CE a proposé de transformer en 2019 le MES en un Fonds monétaire européen avec un statut d’institution communautaire responsable devant le PE.
[11] Parlemètre 2018, p. 29-30. Selon l’enquête d’Eurobaromètre de 2018, 40 % des personnes sondées (42 % en 2017) ne sont pas satisfaits du fonctionnement de la démocratie dans l’UE. Ce pourcentage est plus élevé dans 11 pays de l’UE (de 41 % a 67 %) et plus faible dans 17 autres pays (de 16 % à 40 %). Ceux qui se disent satisfaits représentent 49 % des personnes sondées (42 % en 2017). Le pourcentage est supérieur à la moyenne de ceux qui sont satisfaits dans 18 pays (51 % à 75 %) et inférieur dans 10 pays (30 % à 48 %).
[12] Un site internet baptisé « Ce que l’Europe fait pour moi » a été créé récemment par le service de recherche du PE. Il présente des centaines de notes d’une page donnant des exemples d’impact positif de l’UE sur la vie des citoyens.
[13] J. Delors considérait que vers l’an 2000 80 % de la législation économique sera décidé par les institutions européennes. En fait, à l’heure actuelle on évalue cette part plutôt à 20 % en France qui semble être dans la moyenne européenne. Voir : https://ec.europa.eu/france/news/20161212_decodeursue_lois_francaises_ue_fr.
[14] Parlement européen, Registre de transparence de l’UE, Briefing, décembre 2014, p. 2.
[15] Ibid., p. 4-5.
[16] https://blogdroiteuropeen.com/2017/03/02/regards-sur-les-activites-de-lobbiyng-a-lechelle-de-lue.
[17] Selon une étude de Corporate Europe Observatory (2014), le secteur financier investit environ 30 fois plus de ressources dans le lobbying que l’ensemble formé par les ONG et les syndicats. https://corporateeurope.org/sites/default/files/lp_brussels_report_fr_v6_screen.pdf.
[18] Les valeurs moyennes des agrégats concernant la zone euro sont très proches de celles des agrégats portant sur l’ensemble de l’UE. Pour le bilan des pays qui sont entrés dans l’UE en 2014 et 2017 et dont une partie n’a pas encore adopté l’euro, voir : E. Rugraff (2015), « La politique européenne de l’élargissement : dix ans après », dans M. Dévoluy et G. Koenig, Les politiques économiques européennes, Éditions du Seuil, p. 351-387.
[19] Les statistiques des finances publiques des deux entités ne sont pas comparables, car elles concernent l’État fédéral aux États-Unis, alors qu’elles concernent l’ensemble des administrations publiques en Europe.
[20] Le taux de chômage de la zone euro en avril 2019 varie entre 2,1 % en République tchèque à 18,5 % en Grèce autour de la moyenne de 7,6 % pour l’ensemble de la zone.
[21] P. Moscovici (2017), Discours d’ouverture, Séminaire de France stratégie sur l’avenir de la zone euro, www.strategie.gouv.fr/debats/avenir-zone-euro.
[22] Le projet de création d’un tel ministère traduit une volonté de renforcer la représentativité de l’Europe sur le plan international, ce qui a également été recherché par l’instauration d’un haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui a les fonctions d’un ministre des affaires étrangères.
[23] Voir G. Koenig (2018), « Le redressement économique et financier du Portugal », Bulletin de l’OPEE, n° 39, p. 15-25.
[24] Des taux de variation des prix inférieurs à 0 % sont enregistrés dans 15 pays en octobre 2015 et dans 6 pays en octobre 2016.
[25] Voir dans ce numéro : A. Varoudakis, « L’Union bancaire et la réforme de l’architecture financière de la zone euro ».
[26] G. Koenig (2015), « Des politiques budgétaires décentralisées, mais encadrées », dans M. Dévoluy et G. Koenig (édit.), Les politiques économiques européennes, Éditions du Seuil, p.135-139.
[27] Compte tenu des mesures de discipline budgétaire, le Portugal n’est pas en mesure de satisfaire les exigences européennes lui imposant de faire des investissements suffisamment importants pour corriger les faiblesses structurelles de son économie et de réduire son endettement de 120 % du PIB dans des délais raisonnables.
[28] Commission européenne (2017), Livre blanc sur l’avenir de l’Europe, « Réflexions et scénarios pour l’UE27 à l’horizon 2025 », Union européenne.
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