Zone euro : Le changement dans la continuité
Michel Dévoluy, Université de Strasbourg (BETA).
Avec la crise, les autorités européennes semblent convaincues de la nécessité de changer le mode de gestion de la zone euro. Le Rapport des cinq présidents, proposé en juin 2015, ouvre des voies que la Commission a pour mission de concrétiser. Tous les changements envisagés restent soumis à la logique intergouvernementale. En conséquence, la tutelle des règles et des experts continue à prendre le pas sur la démocratie.
Mots-clefs : gouvernance de la zone euro, gouvernance économique et financière en Europe, Union bancaire européenne (UBE), union budgétaire, union économique, Union économique et monétaire (UEM), union financière, union politique.
Citer cet article
Michel Dévoluy « Zone euro : Le changement dans la continuité », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 34, 33 - 36, Eté 2016.
« L’Union économique et monétaire (UEM) aujourd’hui est comme une maison que l’on a construite sur plusieurs décennies, mais partiellement achevée. Lorsque la tempête a frappé, ses murs et sa toiture ont dû être rapidement renforcés ; il est grand temps de consolider ses fondations et d’accomplir la vocation de l’UEM en en faisant un lieu de prospérité reposant sur une croissance économique équilibrée et la stabilité des prix, une économie sociale de marché compétitive poursuivant le plein emploi et le progrès social. Pour ce faire, il sera nécessaire de franchir de nouvelles étapes afin de compléter l’Union économique et monétaire. » Difficile, pour un européen convaincu, de ne pas être séduit par de tels propos. Ils sont extraits de l’introduction (p. 4) du rapport « Compléter l’Union économique et monétaire » dit Rapport des cinq présidents publié le 22 juin 2015 [1].
Ce texte s’inscrit dans la volonté, exprimée plusieurs fois par le Conseil européen, de tirer toutes les conséquences pour le long terme de la gestion de la crise qui a frappé l’UE depuis 2008. L’objectif est de poursuivre la mise en place de mécanismes visant à renforcer la coordination des politiques économiques et à améliorer la gouvernance économique de la zone euro. Mais il y a plus encore, puisque ce Rapport aborde également la question de l’approfondissement de la démocratie européenne.
La Commission, en charge de décliner concrètement les recommandations du Rapport, a communiqué le 21 octobre 2015 ses premières propositions (MEMO 15/5876). Elles ont été validées par le Conseil européen des 17 et 18 décembre 2015. Celui-ci invite d’ailleurs expressément le Conseil des ministres « à examiner sans délai » les propositions de la Commission et à rendre compte des progrès accomplis d’ici juin 2016. Après avoir rappelé l’essentiel du Rapport, nous résumerons les premières recommandations concrètes de la Commission. Nous conclurons alors que, sur le fond, la tutelle des règles continue de prévaloir, tandis que l’approfondissement de la démocratie européenne laisse encore beaucoup à désirer.
L’essentiel du Rapport
Le Rapport des cinq présidents propose de compléter l’Union monétaire en progressant sur quatre fronts qualifiés explicitement d’Unions : Union économique, Union financière, Union budgétaire et Union politique. On notera que l’Union monétaire semble définitivement acquise avec l’euro et la BCE. Parler de plusieurs Unions est en réalité une approche à double tranchant. D’un côté, on souligne ainsi une volonté d’approfondissement dans des domaines cruciaux. Mais, de l’autre, cela révèle une grande frilosité face à une démarche de type fédéral. On voit mal les Etats-Unis, ou la Suisse, pour ne retenir que des Etats n’appartenant pas à l’UE, se définir comme une somme d’Unions, chacune d’entre elles couvrant un domaine spécifique. Le Rapport entérine, page 5, cette ambiguïté en disant « qu’il faut avancer vers une Union politique qui serve d’assise aux trois autres grâce à un véritable système de responsabilité démocratique, de légitimité et de renforcement des institutions. » Sur le fond, ce Rapport reste parfaitement conforme au cadre largement intergouvernemental fixé par le Traité de Lisbonne.
- Sédimenter l’Union économique consiste à reprendre le processus de convergence des économies en mettant l’accent sur le levier de la compétitivité pour accélérer l’intégration. L’Union économique sera également facilitée par l’introduction de normes communes concernant le fonctionnement des marchés du travail, l’environnement des entreprises et de l’administration publique, ainsi que certains aspects de la politique fiscale comme, par exemple, l’harmonisation de l’assiette de l’impôt sur les sociétés.
- Avancer vers une Union financière doit permettre de garantir l’intégrité de la zone euro et de renforcer le partage des risques entre l’ensemble des acteurs publics et privés. Cette Union passe par la création d’un système commun de garantie de dépôts.
- Approfondir l’Union budgétaire consiste à s’inscrire dans le prolongement des mesures prises pendant la crise, précisément : le Mécanisme européen de stabilité (MES), le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), le Two-pack et le Six-pack. La création d’un comité budgétaire consultatif et indépendant au niveau de l’UE permettrait de renforcer la surveillance multilatérale. Ce comité viendrait ainsi compléter les conseils budgétaires nationaux indépendants déjà en place, comme c’est le cas en France avec le Haut conseil des finances publiques. L’Union budgétaire devrait, à terme, se doter d’un mécanisme de stabilisation à l’échelle européenne. En réalité, il s’agirait ni d’une politique de réglage fin de la conjoncture ni d’un système de transfert automatique, mais seulement de projets d’investissements à l’échelle européenne en vue d’amortir des chocs importants.
- Renforcer l’Union politique ne signifie pas une vraie intégration politique. Le Rapport aborde surtout des aspects qui ne touchent pas directement les souverainetés nationales. Il évoque essentiellement la question de la responsabilité démocratique face au règne des règles, de la surveillance et des sanctions. Pour aller dans ce sens, le Rapport envisage des évolutions de nature institutionnelle. Il ouvre précisément plusieurs pistes, avec notamment : des contacts plus réguliers entre les parlements nationaux et le parlement européen (PE) à l’occasion du semestre européen ; une représentation extérieure unique de la zone euro auprès des organisations internationales ; une intégration dans le cadre juridique de l’UE des deux traités intergouvernementaux signés dans l’urgence de la crise, le TSCG et le MES ; une organisation spécifique du PE destinée à s’occuper uniquement de la zone euro ; une valorisation de l’Eurogroupe ; la création d’un Trésor pour la seule zone euro. Ce dernier point est potentiellement important pour sédimenter une véritable fédération. Toutefois, insiste le Rapport p.20, « les Etats membres conserveraient leur autonomie de décision en matière de fiscalité et de répartition des dépenses budgétaires, en fonction de leurs propres préférences et choix politiques. » Et le texte de poursuivre : « avec l’évolution de la zone euro vers une véritable UEM, il conviendra de prendre de plus en plus certaines décisions de façon collective, en garantissant un système de responsabilité et de légitimité démocratiques. Ces décisions collectives pourraient à l’avenir être prises au sein d’un Trésor de la zone euro. » Les propos sur le Trésor de la zone euro présentent un caractère très général, mais ils font ressortir une très grande vigilance destinée à ne pas trop entamer la prévalence de la logique intergouvernementale.
Le Rapport des cinq présidents propose une feuille de route assez précise. La première phase, du 1er juillet 2015 au 30 juin 2017, ouvre vers un « approfondissement par la pratique ». Il s’agit de s’appuyer sur les instruments existants et d’exploiter au mieux les traités en vigueur pour commencer à mettre en place les quatre Unions citées ci-dessus. La phase 2 « achèvement de l’UEM » débute le 1er juillet 2017 et se concentre sur les aspects suivants : formaliser et rendre plus contraignant le processus de convergence ; mettre en place un mécanisme de stabilisation budgétaire au niveau de la zone euro ; intégrer le mécanisme européen de stabilité au droit de l’Union ; mettre en place un Trésor de la zone euro responsable au niveau européen. Tout ce processus d’approfondissement doit être terminé, au plus tard en 2025, pour atteindre ce que le Rapport appelle la phase finale. Conformément à la logique communautaire, les cinq présidents ont invité la Commission à produire des propositions concrètes en vue de la mise en pratique de leur Rapport.
Mise en pratique : toujours plus de surveillance
Les propositions de la Commission, en date du 21 octobre 2015, sont désormais entrées dans le processus de décision de l’UE. En écho direct au Rapport des cinq présidents, « le train de mesures adopté aujourd’hui, a déclaré le Commissaire Pierre Moscovici, a pour but de relancer la convergence économique et sociale dans notre Union monétaire. La prochaine phase sera consacrée à la convergence politique et au renouveau démocratique ». Les mesures proposées s’inscrivent à la fois dans le cadre de la phase 1 « approfondissement par la pratique » (1er juillet 2015 - 30 juin 2017) et dans la perspective de préparation de la phase 2 « achèvement de l’UEM » (1er juillet 2017 - année 2025). C’est donc à partir de ces premières mesures concrètes envisagées par la Commission que seront entreprises, par la suite, et en vue de 2025, des actions de plus grande ampleur telles que des nouveaux critères de convergence et la création d’un Trésor pour la zone euro. Le but ultime reste clair : l’accomplissement d’une UEM approfondie et véritable.
Afin de bien préparer le passage de la phase 1 à la phase 2, la Commission présentera un livre blanc au printemps 2017 décrivant les prochaines étapes nécessaires, y compris des mesures législatives, pour compléter l’UEM au cours de la phase 2. Ce livre blanc sera élaboré en concertation avec les présidents des autres institutions européennes. Afin de le préparer et d’encourager de larges échanges, la Commission facilitera les discussions et des débats publics dans toute l’UE. À la mi-2016, la Commission créera un groupe d’experts pour étudier les préalables juridiques, économiques et politiques qui permettront de formuler les propositions à plus long terme contenues dans le rapport des cinq présidents.
Pour la Commission, quelques points essentiels devront entrer dans le droit de l’Union d’ici le 30 juin 2017. Nous les regroupons ci-dessous en reprenant le cadre des quatre types d’Union présentées plus haut.
Union économique :
Trois avancées sont envisagées. La création de Conseils nationaux de la compétitivité chargés de suivre les performances grâce à des critères minimaux qui devront à la fois tenir compte de la diversité des Etats membres et du rôle des partenaires sociaux. Une mise en œuvre renforcée de la procédure sur les déséquilibres macroéconomiques en accordant une attention accrue aux performances dans le domaine social et de l’emploi. Une coordination plus étroite des politiques économiques dans le cadre d’un Semestre européen renforcé.
Union financière :
La Commission propose un système de réassurance géré par l’UE afin que la sécurité des déposants ne soit pas liée au lieu géographique de leurs dépôts. Il s’agit de systématiser, au niveau de l’Union, le mécanisme actuel garantissant les dépôts, au niveau de chaque Etat, jusqu’à concurrence de 100 000 euros. La Commission envisage également l’amélioration de l’instrument de recapitalisation directe des banques dans le cadre du MES ainsi que des mesures concrètes en vue de créer un mécanisme de soutien commun pour le Fonds de résolution unique.
Union budgétaire :
La nouveauté est ici la mise en place d’un Comité budgétaire européen consultatif composé de cinq experts indépendants. Ce Comité coopérera avec les conseils budgétaires nationaux existants et participera à l’évaluation des budgets et de leur exécution en fonction des objectifs de l’UE.
Union politique :
La Commission veut approfondir l’union politique à travers une rénovation de la procédure du semestre européen. Concrètement, il s’agit d’élargir les échanges et les consultations avec les Etats membres en relation avec leurs partenaires sociaux respectifs. De plus, les partenaires sociaux, reconnus à l’échelle de l’UE, seront associés aux discussions menées plus en amont, par exemple dans le cadre d’un sommet social tripartite et d’un dialogue macroéconomique renouvelé. La Commission entend également veiller à ce que l’équité sociale bénéficie d’une attention accrue dans les programmes d’ajustement imposés aux Etats membres en difficulté. Sur un autre terrain, la Commission estime que le président de l’Eurogroupe devrait assurer la représentation unifiée de la zone euro auprès du FMI.
La démocratie européenne peut attendre
Faisant suite au Rapport des cinq présidents, la Commission propose, dans son texte d’octobre 2015, quelques avancées concrètes pour la phase intermédiaire en vue d’un approfondissement futur. Mais la philosophie générale est assez claire [2]. Elle reste dans la logique d’une tutelle des règles modulée, il est vrai, par une amélioration du dialogue avec les Etats membres et par la mise en place d’une représentation unique de la zone euro auprès du FMI. A plus long terme, on devrait avoir deux réalisations intéressantes pour la monnaie unique : une organisation spécifique du PE dévolue à la zone euro et un nouveau Fonds communautaire, appelé « Trésor », destiné à réagir face à des chocs économiques. En réalité, toutes ces propositions contournent la question du fédéralisme. Et le problème de fond demeure : les États membres ne veulent pas d’un véritable transfert de souveraineté tout en souhaitant plus d’intégration pour la zone euro. Pour résoudre cette contradiction, les Chefs d’État et de gouvernement de la zone euro, condamnent leurs citoyens à la tutelle des règles et des experts. Une nouvelle fois, l’Europe devra attendre l’installation d’une vraie démocratie vivante. Les États choisissent ainsi, en toute connaissance de cause, l’option autocentrée et périlleuse du maintien des souverainetés nationales. Il est de plus en plus urgent de penser au futur plutôt qu’aux prochaines élections.
[1] Ce rapport, demandé par le Conseil européen de décembre 2014, a été préparé par le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, en étroite coopération avec le président du sommet de la zone euro, Donald Tusk, le président de l’Eurogroupe, Jeroen Disselbloem, le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi et le président du Parlement européen, Martin Schulz.
[2] On notera ici que le Projet de rapport sur « la capacité budgétaire de la zone euro » écrit par les deux parlementaires européens Reiner Böge et Pervenche Bérès en 2015 (2015/2344(INI)) va finalement dans le même sens. Ce rapport propose un approfondissement sur trois piliers : une plus grande convergence économique ; un mécanisme d’absorption des chocs asymétriques grâce à un Fonds pour les mauvais jours et/ou un régime européen d’allocation chômage ; un mécanisme d’absorption des chocs symétriques à travers la mobilisation d’un Fonds monétaire européen directement associé au MES. Mais la logique intergouvernementale demeure.
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