La gestion allemande de la crise grecque

Eric Rugraff, Université de Strasbourg (BETA)

L’extrême réticence allemande à venir en aide à l’économie grecque s’explique par le calendrier électoral ainsi que par la présence d’un partenaire libéral au sein de la coalition au pouvoir. Plus fondamentalement, la position allemande s’explique par la tradition ordo-libérale qui s’est imposée après guerre dans la pensée économique et sociale allemande, ainsi que par la spécificité de la trajectoire allemande récente issue de la réunification.

Mots-clefs : crise de dette souveraine, crise de la zone euro, l’Europe face à la crise, ordolibéralisme.

Citer cet article

Eric Rugraff « La gestion allemande de la crise grecque », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 22, 16 - 18, Eté 2010.

Télécharger la citation

En ce mois de juin 2010, alors même que l’euro s’est dévalorisé face au dollar, et que l’épisode de défiance à l’égard des comptes publics des pays de la zone euro n’est pas encore fini, on peut d’ores et déjà fournir une série d’explications à la réticence allemande à venir en aide à la Grèce.

La séquence qui a amené la crise actuelle de la zone euro est connue. La crise des subprimes a fortement touché les pays de la « périphérie européenne », les fameux PIGS (Portugal, Irlande, Grèce, Espagne), mais également un ensemble de pays situés à l’Est dans l’UE (comme la Hongrie ou les pays baltes). Bien que l’expression de la crise varie selon les pays et est liée à des spécificités nationales (bulle immobilière en Espagne, défaillance de l’Etat en Grèce, endettement en devises excessif dans certains pays d’Europe centrale et orientale, etc.), ils partagent tous un problème d’insuffisance de compétitivité qui interroge leur capacité à renouer avec la croissance et à converger. L’épisode grec démarre par la dégradation par les agences de notation de sa note souveraine. La défiance à l’égard de la Grèce est liée globalement à sa gestion publique, et plus particulièrement à la détérioration de son déficit public, sa difficulté à lever l’impôt et à évaluer et communiquer des statistiques fiables. La dégradation de la note grecque conduit à une augmentation en flèche des taux d’intérêt sur les emprunts d’Etat : le rendement à 10 ans sur la dette grecque double, passant d’environ 5 % en décembre 2009 à près de 10 % fin avril 2010. La défiance s’installe parmi les spéculateurs et investisseurs quant à la capacité de la Grèce à rembourser sa dette : plus les taux s’élèvent et plus le risque de défaut s’accroît…et plus le rendement exigé par les spéculateurs s’élève. Ne parvenant plus à lever les capitaux nécessaires au remboursement de sa dette et ne pouvant plus emprunter à un taux jugé « raisonnable », la Grèce se tourne alors vers les pays de la zone euro, et en premier lieu vers l’Allemagne et la France, pour que ces pays lèvent les capitaux sur les marchés (à des taux inférieurs aux taux auxquels la Grèce aurait accès) et les re-prêtent à la Grèce. L’absence de mécanisme et d’institution au sein de l’UE et de la zone euro capables de faire face à des chocs externes significatifs, oblige la Grèce à passer par une solution intergouvernementale et à solliciter l’aide des gouvernements français et allemands. Alors que la France est prête à aider la Grèce, l’Allemagne tergiverse. C’est finalement la mutation de la crise grecque en crise de défiance à l’égard de l’ensemble des pays de la périphérie, l’effondrement des bourses européenne et mondiale et la chute brutale du cours de l’euro qui obligent les gouvernements (et l’Allemagne) à prendre le 9 mai une série de décisions inédites au sein de l’ensemble européen pour aider, sous forme de crédits, les pays en difficultés : 60 milliards d’euros peuvent être mobilisés directement par la Commission européenne pour venir en aide aux pays en difficulté auxquels s’ajoutent des garanties gouvernementales pour un montant de 440 milliards d’euros devant permettre à une nouvelle agence financière de lever des fonds. A côté de cela le FMI s’est engagé à accorder des lignes de crédit à hauteur de 250 milliards d’euros, tandis que la BCE pourrait acheter de la dette publique et privée de la zone euro aux investisseurs n’arrivant pas à vendre leurs actifs. Mi-mai la situation demeure tendue sur les marchés qui redoutent notamment que l’ensemble des pays de la zone euro ne soient pas capable d’atteindre des taux de croissance économique suffisants pour rembourser durablement leur dette. Alors que les marchés ont appelé de leurs voeux des mesures d’austérité visant à juguler les déficits et à réduire les dettes publiques, ils s’interrogent finalement sur les risques d’étouffement de la reprise économique par des mesures qui réduiraient la demande.

Face à l’urgence, l’Allemagne n’a eu d’autres choix que d’accepter de venir en aide à la Grèce et aux autres pays en difficultés. Alors même que la position française a été dès le départ favorable à une politique d’aide aux pays en difficultés, l’Allemagne a jusqu’au dernier moment cherché à éviter tout engagement. Les médias ont narré tout au long des mois d’avril et de mai cette stratégie allemande de refus d’une aide à la Grèce et de mise en place de nouveaux mécanismes communautaires visant à venir en aide à des pays en difficultés.

Différentes explications ont été présentées dans les médias sur le comportement allemand. Nous allons revenir dans un premier temps sur ces explications. Nous proposerons ensuite deux analyses complémentaires, qui prennent leurs racines respectivement dans le « modèle institutionnel » allemand et dans la trajectoire suivie par l’Allemagne depuis la chute du mur de Berlin en 1989.

L’explication la plus répandue dans les médias se réfère à la stratégie politique. Les sondages ont, de manière récurrente, montré que les Allemands sont très majoritairement opposés à accorder des crédits à la Grèce. Une partie de la population allemande, et donc des électeurs, aurait une vision négative des pays dits du « club méditerranée ». Cette « tradition » de dénigrement de la gestion de la chose publique et du manque de productivité et d’efficacité au travail des Grecs se retrouve traditionnellement dans les journaux populaires comme ceux de la Bild Zeitung. Dans cette optique, à l’approche des élections de Rhénanie-du-Nord-Westphalie -une élection qui était décisive pour la coalition au pouvoir pour pouvoir conserver la majorité au Bundesrat (la chambre haute)- le gouvernement aurait préféré ne pas s’engager financièrement dans le sauvetage de la Grèce. A ce premier argument s’ajouterait un second, celui d’un certain désenchantement de la population, mais également de la classe politique allemande à l’égard de la construction européenne, et donc de toute politique dont il serait difficile de mesurer le bénéfice. Enfin, comme la CDU-CSU a choisi de partager le pouvoir avec le parti libéral (FDP), il se devait également de donner des gages à un partenaire privilégiant les politiques libérales et ayant peu de sympathie pour les Etats qui laissent enfler les déficits publics. A côté des manœuvres politiques, l’argument juridique a également été avancé. Certains médias considéraient qu’il existait un risque que la Cour constitutionnelle de Karlsruhe se prononce contre le mécanisme d’aide, et de facto mette en difficulté le gouvernement allemand. En réalité, l’argument semble peu probant. Et de fait, la cour constitutionnelle a rejeté le 8 mai une plainte de juristes et de responsables d’entreprises visant à bloquer le versement de l’aide promise par l’Allemagne à la Grèce.

Plus fondamentalement, la tradition ordo-libérale, ainsi que la trajectoire économique récente de l’Allemagne, semblent expliquer le refus allemand à venir en aide aux pays en difficultés de la zone euro.

L’ordo-libéralisme est une forme de libéralisme qui s’est développée dans les années 1930 à l’Université de Fribourg-en-Brisgau en Allemagne. Cette forme de libéralisme s’oppose au libéralisme sauvage du 19ème siècle et s’inscrit dans la tradition chrétienne ainsi que dans la philosophie idéaliste allemande. La notion d’ordo est empruntée à Saint Augustin et se réfère à un ordre social idéal fondé sur les valeurs fondamentales de l’homme. La tradition ordo-libérale a marqué les politiques économiques allemandes depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et est au cœur de l’économie sociale de marché allemande. Une des idées clefs de la pensée ordo-libérale est la création d’une constitution économique et sociale déterminant les libertés mais aussi les règles auxquelles doivent se soumettre les opérateurs privés et publics. La définition ex ante de règles du jeu et leur inscription dans le droit doivent permettre que des intérêts particuliers ne l’emportent pas sur l’intérêt général. La mise en place d’une banque centrale indépendante (Bundesbank) et d’une office des cartels (Bundeskartellamt) veillant sur le libre jeu de la concurrence, sont les parfaits représentants de cette approche ordo-libérale visant à créer des règles ou des institutions auxquelles tous les acteurs, y compris l’Etat, doivent se plier. Le souffle ordo-libéral se retrouve dans la construction européenne et notamment dans l’indépendance de la BCE ou encore dans la définition des critères de Maastricht. La non assistance à un Etat en difficultés par la BCE, la Commission européenne ou les autres Etats apparaissait donc comme une règle de base du traité de Maastricht garantissant le bon fonctionnement d’une union économique et monétaire. Dans la tradition ordo-libérale cette règle était une protection contre les comportements de passager clandestin et contre l’aléa moral. Or, en soutenant un pays qui a laissé filer ses déficits publics, et qui a « parié » sur le soutien communautaire, les pouvoirs publics allemands sont obligés de renier ce qui est constitutif de leur modèle de développement économique et social. Il n’est dès lors pas étonnant qu’en Allemagne, plus que dans tout autre pays, les débats sont vifs quant à la constitutionnalité du plan d’aide (respecte t-il le traité de Lisbonne ?) et que des citoyens n’hésitent pas à saisir la cour constitutionnelle allemande.

La trajectoire suivie par l’Allemagne depuis la chute du mur de Berlin permet également d’éclairer la position allemande. La réunification allemande a été un moment unique dans l’histoire allemande, tant dans sa dimension émotionnelle qu’économique. En effet, la réunification a représenté un véritable choc pour l’économie allemande [1]. Les difficultés allemandes et les mauvaises performances économiques, en particulier entre 1995 et 2005, résultent en grande partie de ce choc : on estime généralement que la réunification a été responsable des deux tiers des difficultés allemandes entre 1990 et 2000 [2]. On vante aujourd’hui le dynamisme de l’Allemagne et notamment ses performances exceptionnelles à l’international. Il convient cependant de se rappeler qu’en 1999 The Economist titrait sur l’Allemagne « l’homme malade de l’Europe » et que nombre de travaux portaient sur la fin du modèle allemand. Or, L’Allemagne a réussi à redresser la barre en privilégiant une politique d’austérité. L’Allemagne de l’Ouest a fait preuve d’une grande solidarité à l’égard de l’ex-RDA. Les transferts financiers ont été massifs (ils ont représenté annuellement 4 points de PIB de l’Allemagne de l’Ouest et près du tiers du PIB est allemand [3]). Le poids de la réunification a été porté par l’Allemagne elle-même et la participation de l’Europe à la reconstruction des nouveaux Länder a été modeste. Le financement de la reconstruction et de la redistribution dans les nouveaux Länder a été assuré par une augmentation des prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales). Grâce à ces transferts, le PIB par habitant des Allemands de l’Est se situait au début des années 2000 à 60 % de celui des habitants de l’Ouest, contre 40 % dix ans plus tôt. Parallèlement à cet effort de solidarité, l’Allemagne a rétabli sa compétitivité internationale grâce à des politiques de flexibilisation du marché du travail (réformes Hartz), une modération salariale débutée au milieu des années 1990 et une remise en question des conditions et de la rémunération du travail (disparition du 13ème mois dans certaines entreprises, augmentation du temps de travail, etc.). Ce qui pour ses partenaires est perçu comme une forme de « dumping salarial » contribuant à déprimer la demande intérieure allemande, et par voie de conséquence la croissance européenne, a avant tout été perçu par les pouvoirs publics allemands comme le prix à payer pour redevenir compétitif et conserver une partie de l’emploi industriel en Allemagne. Il est dès lors évident, qu’un pays qui a porté la quasi-totalité du poids de la réunification sur ses épaules, sans l’aide de ses partenaires européens, et qui a rétabli sa compétitivité en acceptant une stagnation, voire une baisse de son pouvoir d’achat, est particulièrement réticent à venir en aide à un autre pays qui n’a pas fait les mêmes efforts d’amélioration de compétitivité.


[1Bilger F. & Rugraff E., 2003, Les trois chocs de l’économie allemande, Revue d’Allemagne, Vol.35(4), pp.471-490, Repris dans Problèmes Economiques, 2004, n°2.853, pp.7-16.

[2Wurzel E., 2001, The economic integration of Germany’s new Länder, OECD Working Paper, n°33.

[3Commission européenne, 2002, Germany’s growth performances in the 1990’s, Economics Papers, n°170.

Droits et Permissions

Accès libre (open access) : Cet article est distribué selon les termes de la licence internationale Creative Commons Attribution 4.0.

Le financement du libre accès est assuré par le BETA – Bureau d’Économie Théorique et Appliquée.

D'autres articles qui pourraient vous intéresser


Partager