Trois enjeux majeurs de l’élargissement
Michel Dévoluy, Université de Strasbourg (BETA).
Eric Rugraff, Université de Strasbourg (BETA)
Le cinquième élargissement de l’Union européenne (UE), dont la date officielle d’entrée en vigueur est le 1er mai 2004, est différent des précédents :
- par le nombre important de pays entrants : huit pays d’Europe centrale et orientale (PECO) et deux îles, Chypre et Malte ;
- par le système politique et économique qui a caractérisé ces PECO pendant un demi-siècle. Ces pays ont fait partie du bloc soviétique et ont adopté un système d’économie planifiée. Après la chute du mur de Berlin, ils ont engagé un processus de transition. L’enjeu pour l’UE est alors à la fois géopolitique et économique : il s’agit d’arrimer définitivement l’espace central-européen à l’Ouest et de favoriser la sortie de la transition et le fonctionnement d’une économie de marché dans ces pays ;
- par un niveau de vie très nettement inférieur des Dix par rapport à celui de l’UE-15 ;
- par le fait que ce cinquième élargissement soit également le premier à intervenir après l’adoption de l’euro.
En accédant à l’UE, tous les nouveaux membres entrent dans le « moule communautaire ». En particulier, les politiques économiques promues par l’UE dans les PECO sont semblables à celles des Quinze. Néanmoins, du fait de ses spécificités, cet élargissement fait naître des interrogations, voire même certaines craintes. Les débats peuvent être éclairés en dégageant les principaux enjeux autour de trois thèmes.
Le premier relève des aspects budgétaires, il se traduit par les conflits de redistribution entre les vingt cinq États membres.
Le deuxième concerne les concurrences potentielles du fait de la libre circulation des biens, des capitaux et des hommes et de la présence dans les PECO d’une main d’œuvre qualifiée bon marché.
Le troisième traite de la nouvelle donne monétaire et du rythme d’accession des nouveaux membres à la zone euro.
Mots-clefs : budget de l’Union européenne, construction européenne, élargissement de l’UE, intégration des marchés, Pays d’Europe Centrale et Orientale (PECO).
Citer cet article
Michel Dévoluy , Eric Rugraff « Trois enjeux majeurs de l’élargissement », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 10, 5 - 17, Été 2004.
1) Élargissement redistributifs et conflits
Avec l’élargissement se pose la question de la répartition des fonds européens entre les Quinze et les Dix.
Absence de réel conflit redistributif sur la période 1989-2006
La période peut être décomposée en deux phases, la première allant de 1989 à 2004, la seconde de 2004 à 2006.
- Période 1989-2004 : négociation et préparation de l’entrée dans l’UE
À la suite de la chute du mur de Berlin en 1989, les PECO ont rapidement tourné leur regard vers l’Ouest et exprimé leur volonté d’entrer dans l’UE. Cette dernière a répondu, dès décembre 1992, à cet appel en définissant les critères de Copenhague, critères selon lesquels les PECO pourront devenir membres de l’UE s’ils satisfont à des critères politiques (démocratie, primauté du droit, respect des droits de l’homme, etc.) et économiques (institutions permettant le fonctionnement d’une économie de marché). Le nouveau dialogue entre les deux parties de l’Europe s’est traduit par des accords d’association, puis par le dépôt des candidatures à l’entrée dans l’UE. Les négociations d’adhésion sont lancées à partir du 31 mars 1998 (d’abord avec six pays puis étendues à dix en décembre 1999), et sont conclues lors du Sommet de Copenhague les 12 et 13 décembre 2002 avec une entrée des dix nouveaux membres le 1 er mai 2004. La reprise par les nouveaux membres des 31 chapitres qui forment l’acquis communautaire est au cœur du processus d’élargissement. Il est accompagné de trois programmes principaux d’aide à la pré-adhésion, le programme PHARE créé en 1989, complété en 2000 par les programmes ISPA et SAPARD.
Sur cette période, les enjeux financiers sont secondaires, eu égard aux sommes concernées : entre 1990 et 1999, l’Europe a dépensé dans le cadre du programme PHARE, 7 milliards d’euros et entre 2000 et 2004, les aides à la pré-adhésion se sont élevées à 3 % d’un budget annuel de la Communauté d’environ 100 milliards d’euros.
- Période 2004-2006 : entrée des Dix dans l’UE et fin d’Agenda 2000
L’entrée des dix nouveaux membres s’inscrit dans le cadre budgétaire européen appelé « Agenda 2000 », qui porte sur la période 2000 à 2006. La Commission a intégré les aspects financiers liés à l’élargissement dans ce cadre budgétaire. Dès le Conseil de Berlin en 1999, on avait fixé un plafond aux dépenses destinées à l’élargissement. La Commission a ensuite adapté le cadre en fonction de la date d’entrée et du nombre d’entrants (Agenda 2000 a été initialement construit sur la base de l’entrée dès 2002 de six pays). Les aides accordées pour les trois premières années s’élèvent à un montant de 41 milliards d’euros, avec une part croissante des dépenses destinées à l’élargissement dans le budget : elles passent de 11 % du budget communautaire en 2004 à 16 % en 2006. Ces sommes peuvent apparaître comme étant non négligeables et susciter des conflits redistributifs : de fait les négociations ont été âpres entre l’UE-15 et les PECO – à l’instar de la Pologne – qui ont cherché jusqu’au dernier instant à obtenir les aides les plus généreuses possibles. Mais en réalité, sur la période 2004-2006, l’enjeu financier est bien plus modeste que le laisse à penser la somme de 41 milliards euros. En effet, les sommes réellement attribuées aux PECO seront significativement plus faibles : les PECO ne sont autorisés à dépenser les fonds qu’à condition qu’ils aient des projets jugés par l’UE comme étant à la fois en accord avec les priorités formulées et parfaitement gérables par les administrations locales. Or, la capacité d’absorption des fonds des PECO est réduite, notamment en raison d’un système administratif encore insuffisamment performant. De plus à partir du 1 er mai 2004, les PECO participent au budget communautaire. C’est pourquoi, en définitive le coût net de l’adhésion est évalué par la Commission à 10,5 milliards d’euros (euros de 1999) pour les trois premières années, ce qui représente moins de dix euros par an pour un habitant de l’UE-15.
Le nouveau cadre financier de l’Union 2007-2013 (Tableau 1)
Les Dix n’ont pas pu influer directement sur l’Agenda 2000, dans la mesure où il ne faisaient par encore partie de l’UE. Par contre, on peut penser que les conflits autour de la répartition du budget entre les Quinze et les dix nouveaux membres pourraient être au cœur du prochain cadre financier (2007-2013), les nouveaux venus participant désormais pleinement aux débats.
Évolution du budget européen
La question de l’évolution du montant des dépenses que l’Union pourra effectuer détermine la taille du « gâteau communautaire ». La Commission propose une augmentation réelle (hors inflation) de 31 % des crédits d’engagements entre 2006 et 2013. Cela amènerait le budget européen en 2013 à 1,24 % du revenu national brut (RNB) des Vingt cinq, soit le plafond fixé par les traités. Par contre, les trois Grands (Allemagne, Royaume-Uni, France) et trois pays de taille moyenne (Autriche, Pays-Bas et Suède) ont signé une lettre en décembre 2003 demandant que le budget soit plafonné à 1 % du RNB, soit au niveau qu’il atteignait en 2003, avant l’élargissement.
La stratégie de Lisbonne, définie les 23 et 24 mars 2000, engage l’UE dans une nouvelle stratégie économique et sociale. L’objectif est d’entamer la mutation de l’UE pour en faire d’ici 2010 une des économies fondées sur la connaissance les plus dynamiques au monde. L’Europe doit tendre vers une croissance plus forte (l’objectif est de 3 % par an) s’accompagnant d’emplois plus nombreux et meilleurs, en pariant davantage sur l’innovation, la formation et la concurrence.
Par ailleurs, lors du Conseil européen de Bruxelles en octobre 2002, il a été décidé que les dépenses de la Politique agricole commune (PAC) n’augmenteraient pas plus de 1 % par an, soit moins rapidement que les prix. La prise en compte de cette décision par la Commission, réduit progressivement les dépenses liées à la PAC : elles passeraient d’environ 1/3 du budget communautaire en 2007 à un peu plus de 1/4 en 2013.
En milliards d’euros à prix 2004 | 2006 | 2007 | 2013 | Cumul 2007-2013 | ||||
Crédits d’engagements | Euros | % | Euros | % | Euros | % | Euros | % |
1. croissance durable | 47,6 | 39,4 | 59,7 | 44,7 | 76,8 | 48,5 | 477,7 | 46,6 |
1a. compétitivité pour la croissance et l’emploi | 8,8 | 7,3 | 12,1 | 9,1 | 25,8 | 16,3 | 132,8 | 13,0 |
1b. cohésion pour la croissance et l’emploi | 38,8 | 32,1 | 47,6 | 35,6 | 51,0 | 32,2 | 344,9 | 33,6 |
2. développement durable et protection des ressources naturelles | 56,0 | 46,4 | 57,2 | 42,8 | 57,8 | 36,5 | 404,7 | 39,5 |
dont : agriculture (marché et aides directes) | 43,7 | 36,2 | 43,5 | 42,3 | 42,3 | 26,7 | 301,1 | 29,4 |
3. citoyenneté, liberté, sécurité et justice | 1,4 | 1,2 | 1,6 | 1,2 | 3,6 | 2,3 | 18,5 | 1,8 |
4. l’UE en tant que partenaire mondial | 11,2 | 9,3 | 11,4 | 8,5 | 15,7 | 9,9 | 95,6 | 9,3 |
5. administration | 3,4 | 2,8 | 3,7 | 2,8 | 4,5 | 2,8 | 28,6 | 2,8 |
Compensation | 1,0 | 0,9 | ||||||
Total crédit d’engagements | 120,7 | 100 | 133,6 | 100 | 158,4 | 100 | 1025 | 100 |
Total crédits de paiements | 114,7 | 124,6 | 143,1 | 928,7 | ||||
Crédits de paiements en % du RNB | 1,09 % | 1,15 % | 1,15 % | 1,14 % | ||||
Marge disponible | 0,15 % | 0,09 % | 0,09 % | 0,1 % | ||||
Plafond ressources propres en % du RNB | 1,24 % | 0,09 % | 1,24 % | 1,24 % |
Source : Commission européenne, COM(2004) 101 final.
Interprétation économique des choix politiques de l’Europe
Les propositions budgétaires de l’UE, traduites dans le nouveau cadre financier, s’engagent dans trois directions. Elles seront maintenues, même si le projet de budget est appelé à subir des modifications à l’issue des négociations entre États membres.
L’Europe n’a pas fait le choix et ne fera pas le choix d’une aide massive (de type plan Marshall) à l’Europe centrale et orientale. Le « scénario à l’allemande » est totalement écarté ; les transferts fiscaux intra-allemands, pour réduire le retard de l’Allemagne de l’Est, se sont élevés annuellement en moyenne à 125 milliards de Deutsche Mark dans les années 90, soit environ 4 % du PIB ouest-allemand et 33 % du PIB est-allemand. L’Allemagne a clairement fait le choix de la solidarité, pour réduire rapidement le fossé séparant les deux parties du pays. La convergence réelle a été accélérée : le PIB par habitant dans les Länder de l’Est équivaut aujourd’hui à 60 % de celui de l’Ouest, contre 40 % au début des années 90. En l’absence d’engagement massif de l’UE à l’égard des PECO, la convergence réelle entre les deux parties de l’Europe prendra du temps : aujourd’hui le PIB par habitant des nouveaux membres est de 45 % de la moyenne de l’UE-15. Il s’échelonne entre 72 % pour la Slovénie [1] et 35 % pour la Lettonie. Pour atteindre l’équivalent de 75 % du niveau de vie moyen de l’UE-15 cela prendra entre 20 et 25 ans pour des pays comme la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie et les pays baltes.
L’Europe a fait le choix de réduire progressivement les dépenses destinées à l’agriculture, alors même que les surfaces cultivées, ainsi que la population agricole vont augmenter massivement avec l’entrée des Dix (le secteur agricole représente 13,3 % de l’emploi chez les Dix contre 4,3 % pour l’UE-15). Les agriculteurs de l’UE-15 obtiendront des aides progressivement plus faibles, ce qui résulte à la fois du montant plus faible alloué à la PAC et de l’augmentation progressive des aides versées aux agriculteurs des PECO. En effet, les nouveaux membres ne toucheront en 2004 que l’équivalent de 25 % des paiements directs octroyés aux agriculteurs de l’Ouest, mais ce montant passera en 2005 à 30 % puis augmentera par paliers de 5 % par an pour atteindre les 100 % en 2013.
L’Europe n’envisage pas d’augmenter significativement les dépenses destinées à la politique de cohésion économique et sociale, alors que les différences de niveau de vie vont se creuser fortement : dans la proposition de la Commission, ces dépenses n’augmenteraient, en valeur réelle, que de 7 % entre 2007 et 2013, de sorte qu’en 2013 la part des dépenses destinées à la cohésion dans le budget total de l’UE reviendrait à son niveau de 2006. Cela signifie notamment que l’Europe choisit de ne pas augmenter les fonds destinés aux régions les plus pauvres, alors même qu’avec cet élargissement le nombre de régions pauvres en Europe augmente massivement [2]. Avec l’entrée des PECO dans l’UE, le niveau de vie moyen de l’UE-25 baissera, de sorte que 19 millions de personnes vivant dans des régions pauvres de l’UE-15 passeront mécaniquement au-dessus de la barre de 75 % du PIB de l’UE-25 et ne seraient plus, théoriquement, éligibles aux fonds de cohésion [3].
Les limites de l’approche communautaire
Finalement, dans la voie choisie par l’UE la question redistributive, tend à être reléguée à un second plan. L’UE a fait le choix d’appliquer les mêmes politiques dans les pays de l’UE-10 que dans l’UE-15, et de considérer les PECO comme n’étant pas dotés de spécificités qui justifieraient un statut dérogatoire au sein de la famille communautaire. Cette approche légitime alors l’absence d’un « plan Marshall » pour les PECO et justifie le lancement de réformes structurelles semblables à celle de l’UE-15, ainsi que l’imposition des mêmes contraintes économiques (équilibre budgétaire, indépendance de la banque centrale, etc.). Il convient alors de questionner la pertinence de l’approche européenne, en particulier :
- l’imposition d’un même modèle à tous les pays, qui nie les spécificités nationales (historiques, culturelles, économiques, sociales) et notamment les préférences pour des modèles de développement différents ;
- « l’oubli » des nombreuses spécificités des PECO – notamment au niveau social –, telles que le faible niveau de vie, une pauvreté plus importante, et plus généralement la fragilisation du modèle social à la suite d’une transition rapide vers l’économie de marché ;
- la croyance en un fonctionnement efficace du modèle du « U inversé » de S. Kuznets, modèle selon lequel les inégalités s’accroîtront à court terme, mais à long terme les fruits de la croissance bénéficieront à l’ensemble de la population.
Accorder la priorité à la croissance sur la cohésion pose deux problèmes majeurs ; d’une part, pour reprendre la fameuse phrase de Keynes, « à long terme nous sommes tous morts » : on ne peut se contenter de répondre aux personnes frappées de plein fouet par le chômage et la pauvreté qu’à long terme leur situation (ou celles de leurs enfants) devrait s’améliorer. D’autre part, avec la mondialisation, il est désormais loin d’être évident que le processus de déversement fonctionnera à long terme. Enfin, si la croissance est nécessaire à la convergence réelle des PECO, il n’en demeure pas moins que la cohésion est également un déterminant de la croissance sur le long terme.
Encadré 1. Références théoriques des choix européens
Les orientations politiques retenues pas les instances communautaires peuvent être éclairées à la lecture de trois références théoriques : la nouvelle économie géographique, la croissance endogène et plus généralement la nouvelle économie classique.
La nouvelle économie géographique
La volonté de limiter le montant des dépenses de cohésion s’inscrit dans une montée du scepticisme sur l’efficacité des fonds structurels, et plus précisément sur l’efficacité de la politique régionale. Un ensemble de travaux réalisés récemment tendrait à montrer que les inégalités entre pays de l’UE auraient diminué, mais que les inégalités entre régions d’un pays, mais également entre individus, auraient augmenté ou tout du moins ne se sont pas réduites. Alors que la théorie néo-classique standard de la croissance avec rendements d’échelle décroissants montre qu’avec la libéralisation des échanges commerciaux et des mouvements de capitaux, les régions pauvres à faible dotation en capital devraient avoir un rendement élevé en capital et donc attirer les capitaux, ce qui favoriserait la convergence, la nouvelle économie géographique arrive à des conclusions différentes : la concentration d’activités économiques en un espace donné augmente l’efficacité de tous les producteurs qui y sont localisés (amélioration de la transmission des informations et de la connaissance, présence d’un grand marché, etc.). Cet effet incite les firmes à se localiser dans les régions les plus dynamiques, ce qui renforce la concentration géographique et augmente le taux de croissance économique. Il existerait alors un arbitrage entre croissance d’un pays et équité régionale. On ne pourrait à la fois favoriser la convergence entre les Dix et l’UE-15 et limiter l’augmentation des inégalités régionales et interindividuelles dans les PECO. De fait, les investissements étrangers qui jouent un rôle central dans le rattrapage des PECO sont très fortement concentrés dans les capitales nationales et régionales de ces pays. Quelle politique faut-il alors mener : favoriser cette concentration, en développant par exemple les infrastructures de manière prioritaire dans les régions les plus dynamiques, ce qui augmentera la croissance agrégée au niveau national mais également les inégalités spatiales ? Ou alors faut-il s’opposer à la logique du marché quitte à réduire le niveau de croissance ? L’Europe semble désormais privilégier la croissance. Elle attend davantage de « la responsabilisation des régions » que des mécanismes redistributifs : il s’agira alors pour les différents territoires infra-régionaux des PECO de renforcer leur « compétitivité territoriale » et d’attirer les investisseurs étrangers.
La croissance endogène
Les travaux sur la croissance endogène, qui mettent le capital humain et la recherche & développement au cœur du processus de croissance, jouent également un rôle central dans l’inflexion de la politique communautaire en faveur d’une logique de création de richesses. La stratégie de Lisbonne a été fortement influencée par ces travaux. La nouvelle terminologie utilisée dans le cadre financier 2007-2013, est représentative de l’importance désormais accordée à la croissance : l’objectif de « compétitivité pour la croissance et l’emploi » devient primordial. Entre 2006 et 2013 les dépenses de ce poste devraient presque doubler pour représenter en fin de période 16,3 % des dépenses communautaires. Plus fondamentalement, dans la nouvelle conception communautaire, les mécanismes de marché priment sur les mécanismes redistributifs : cela s’explique par la domination exercée par le paradigme de la nouvelle économie classique.
La nouvelle économie classique
Afin de stimuler la croissance, conformément à la stratégie de Lisbonne, les PECO (mais c’est également valable pour l’UE-15) doivent poursuivre les réformes structurelles et privilégier une bonne gouvernance. Le nouvelle économie classique, dans le prolongement des enseignements de la théorie du public choice est extrêmement réticente à l’égard des aides qui favoriseraient l’assistanat, l’émergence d’une économie de la rente et d’un Etat au service d’intérêts particuliers (lobbies). Les théoriciens de ce courant ne croient pas davantage aux vertus des politiques keynésiennes et au rôle joué par la demande. L’accélération de la croissance dans les PECO proviendrait fondamentalement des réformes structurelles, à savoir :
- du renforcement de la concurrence sur le marché des biens et services assurée par la réduction des coûts d’entrée et de sortie sur les marchés, la privatisation des industries de réseau, la réduction des aides publiques ;
- de la « flexibilisation » du marché du travail, de l’augmentation de l’incitation à travailler, ainsi que de l’augmentation du taux d’emploi ;
- des réformes des marchés financiers (approfondissement financier), du système de santé, du système de retraite, etc.
La « qualité des finances publiques » fait également partie des priorités d’un programme économique tel qu’il est conçu par la nouvelle économie classique. Il s’agit d’accroître l’efficacité des politiques publiques et surtout de viser une position budgétaire équilibrée. Transparence et crédibilité des politiques macroéconomiques seraient fondamentales, dans la mesure où elles améliorent l’environnement des affaires et favorisent l’arrivée des investisseurs étrangers.
L’approche communautaire qui s’est progressivement imposée marque ainsi une double évolution des fonctions de l’État : une réduction de son périmètre et une modification de son objectif. La priorité est aux réformes, tant dans les PECO que dans les pays de l’UE-15. Ces réformes réduiront le poids de l’État-providence et augmenteront mécaniquement la régulation par le marché.
2. Élargissement et nouvelles concurrences
L’arrivée de dix nouveaux membres signifie également l’entrée dans l’UE de dix nouveaux concurrents. La crainte que fait naître cette nouvelle concurrence provient notamment de la dotation des nouveaux venus en main d’œuvre qualifiée bon marché. Ainsi, en 2000, le coût horaire moyen du travail dans l’UE-15 était de 21,5 euros, avec un maximum de 28,6 euros de l’heure en Suède et un minimum de 8,1 au Portugal. A part la Slovénie, qui a un salaire horaire qui n’est « que » de moitié environ inférieur à la moyenne européenne, les sept autres PECO ont des niveaux de salaires significativement inférieurs : l’écart maximum est atteint en Lettonie avec une rémunération neuf fois inférieure à la moyenne de l’UE-15, et l’écart minimum est un salaire horaire cinq fois plus faible en Pologne que la moyenne de l’UE-15.
Cet avantage comparatif fait naître une triple crainte dans l’UE-15 : celle d’une immigration forte, de l’arrivée massive de produits provenant des PECO et de l’accélération – avec la suppression des dernières barrières aux échanges – des délocalisations d’entreprises ouest-européennes dans les PECO.
La mobilité des hommes
Quel est le risque réel d’une immigration massive de personnes qui chercheraient des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail chez les Quinze ? Les différentes études menées tendent à conclure à un risque réduit. La Commission européenne estime que l’immigration annuelle d’actifs en provenance des huit PECO devrait s’élever dans les premières années de 70.000 à 150.000 personnes. Aujourd’hui environ 300.000 actifs des PECO travaillent dans l’UE-15, ce qui représente 6 % de la population active immigrée extra-communautaire. Les projections prévoient qu’en 2030, la population originaire des huit PECO, auxquels s’ajouteront la Bulgarie et la Roumanie, devrait représenter environ 4 millions de personnes, soit 1,1 % de la population de l’UE-15. L’immigration devrait concerner essentiellement l’Allemagne et l’Autriche. Selon la Commission, deux tiers des immigrés se rendraient dans le premier pays et un dixième dans le second. Quoi qu’il en soit, à court et à moyen termes la fixation d’un moratoire de sept ans sur la liberté de mouvement des travailleurs, limite les possibilités de mobilité des travailleurs en provenance des PECO. Les deux élargissements aux pays du Sud – Grèce en 1981, puis Espagne et Portugal en 1986 – peuvent également fournir des indications en matière de pression migratoire à long terme. Or, alors même que le niveau de vie dans ces pays était nettement plus faible que celui de l’Union – et le demeure encore aujourd’hui en particulier en Grèce et au Portugal – et que le taux de chômage était plus élevé –notamment en Espagne avec 20 % de la population active au chômage en 1986- les mouvements de population ont été très réduits. Bien plus, l’absence de risque sérieux d’immigration massive est confirmée par la faiblesse de la mobilité au sein même des PECO : les différences de niveau de vie et de taux de chômage entre régions, et notamment entre les capitales et les zones rurales, sont importantes et ont fortement augmenté depuis le début des années 90. En République tchèque par exemple, le taux de chômage était de 3,6 % en 2002 dans la région de Prague et les salaires étaient d’un quart supérieurs à la moyenne nationale, et pourtant la mobilité en provenance des autres régions tchèques (certaines ont des taux de chômage fortement supérieurs à 10 % de la population active) a été faible. Bien plus, la population totale, mais également la population active ont diminué dans la région de Prague entre 1995 et 2002. Du point de vue des Quinze, on pourrait même souhaiter une immigration forte en provenance des PECO qui permettrait de répondre, au moins partiellement, au défi du vieillissement rapide de la population. Mais au niveau des PECO, un exode massif de la population serait catastrophique pour des pays dans lesquels le vieillissement – et la diminution du ratio actifs/inactifs que cela implique – deviendra dans les décennies à venir un problème encore plus sérieux que dans l’UE-15.
La mobilité des marchandises
Il n’y aura pas davantage d’augmentation brutale des importations en provenance des PECO. L’intégration des nouveaux venus dans les échanges européens est déjà réalisée. Tous les PECO, à l’exception de la Pologne ont un taux d’ouverture (exportations + importations / PIB) largement supérieur à la moyenne de l’UE-15. Après la chute du mur de Berlin, les PECO ont très vite réorienté leurs échanges vers l’UE-15. Aujourd’hui entre la moitié et les trois quarts de leurs exportations vont vers l’UE et entre la moitié et les deux tiers de leurs importations proviennent de l’UE-15. L’intégration des nouveaux adhérents dans les flux commerciaux européens est confirmée par le renforcement progressif de la synchronisation des cycles économiques avec ceux de l’UE et en particulier avec ceux de l’Allemagne. Bien que les échanges réalisés par l’UE avec les PECO aient fortement augmenté, ils ne tiennent encore qu’une place relativement faible dans les échanges extérieurs de l’UE-15. Par contre, pour l’Allemagne, qui est le pays européen qui échange le plus avec les PECO, les échanges avec ces derniers ont augmenté fortement, et représentent aujourd’hui 10 % de ses échanges extérieurs.
Les importations de l’UE-15 de biens intensifs en travail en provenance des PECO vont continuer à augmenter. Mais parallèlement à cette hausse, les exportation de biens intensifs en capital et en technologie en direction des PECO vont également augmenter, de sorte que l’impact sur la balance commerciale des Quinze ne sera pas nécessairement négatif. D’ailleurs, la balance commerciale des Quinze à l’égard des Dix est excédentaire depuis le début des années 90. Les études menées montrent que l’élargissement aura des effets globalement positifs – liés essentiellement aux gains tirés de l’élargissement du marché-, mais que pour certaines régions de l’UE (certaines régions frontalières), certains secteurs (notamment le secteur agricole), et certaines activités à faible niveau de qualification, la pression concurrentielle se renforcera. Les entreprises et secteurs de l’UE-15 pour lesquels la compétitivité repose sur des éléments « hors-prix », à savoir la capacité d’innovation, la différenciation des produits et la qualité, seront peu touchés par l’élargissement.
La mobilité des firmes
L’intégration des PECO dans l’UE n’est pas seulement réalisée en aval, au niveau des échanges de biens et services, mais l’est également en amont au niveau de la production. Les firmes européennes, qui sont d’ores et déjà très présentes dans l’espace central-européen, ont inséré les filiales implantées dans les PECO dans leurs réseaux productifs et ont réorganisé la production dans un ensemble de secteurs sur une échelle européenne élargie. La division européenne élargie du travail concernait essentiellement, dans la première partie des années 90, le secteur de l’habillement. Aujourd’hui, elle s’articule autour du secteur du transport et de l’industrie électrique et électronique. Ces secteurs représentent près de la moitié des exportations de la République tchèque et de la Slovaquie et près de 2/3 des exportations hongroises. Les investissements importants réalisés par les firmes européennes dans les PECO soulèvent alors la question des risques d’une accélération des délocalisations.
Ce thème est particulièrement sensible dans la période actuelle en France, dans le prolongement des débats portant sur la réalité de la désindustrialisation et du « déclin économique français ». L’exemple du secteur automobile, qui est probablement le secteur pour lequel les effet de la délocalisation sont potentiellement les plus importants (l’industrie automobile européenne représente presque deux millions d’emplois), permet de cerner les impacts à attendre de l’entrée dans l’UE des dix nouveaux membres. En 2002, 7,5 % de l’ensemble des véhicules produits dans l’UE-25 (un peu moins de 25 millions de véhicules) ont été produits dans les PECO. En 2010, sur la base des projets identifiés, la capacité de production de la région devrait passer à 2,5/3 millions de véhicules, soit l’équivalent du pôle ibérique. Quels devraient être les effets sur l’UE-15 de cette augmentation de la production réalisée dans les PECO ? Le cœur industriel européen devrait continuer à bien résister. Sur les années 90, la production des pays de l’UE-15 a augmenté de 2 millions d’automobiles. Entre 1991 et 2003, une vingtaine d’usines ont été fermées dans les pays de l’UE, mais une dizaine d’unités (hors Länder d’Allemagne de l’Est) ont également été ouvertes. Le cœur industriel de l’Europe devrait conserver sa compétitivité, même si d’autre sites, notamment dans les pays du sud de l’Europe, pourraient fermer. L’emploi dans l’automobile continuera probablement à baisser (−17 % entre 1990 et 2002 pour les constructeurs automobiles et −2,5 % pour les équipementiers en France), mais l’impact sur le marché du travail sera différencié : ce sont surtout les cols bleus, et en particulier les moins qualifiés d’entre eux, qui subiront une concurrence sévère des PECO (cela conduira à des réductions d’emplois et des perspectives salariales médiocres), tandis que l’emploi dans les services et les activités de production à forte valeur ajoutée pourraient profiter (en terme de rémunération et de nombre d’emplois) de l’élargissement. La proximité d’un marché solvable et faiblement volatil, d’une main d’œuvre ayant un large éventail de compétences, combinées aux retombées positives des phénomènes de concentration spatiale, font qu’une localisation dans les régions centrales (de la banane bleue) continuera à présenter de nombreux avantages.
3. Élargissement et contours de la zone euro
En accédant à l’UE le 1er mai 2004, les dix nouveaux États membres appartiennent de droit à l’Union économique et monétaire (UEM). Cette situation résulte de la stricte application du Traité CE. En conséquence, leurs banques centrales nationales participent automatiquement au système européen de banques centrales (SEBC) piloté par la BCE. Mais cela n’implique pas pour autant l’adoption de l’euro [4]. Le passage à l’euro oblige chaque pays postulant à remplir certains critères. Nous commencerons par poser ces règles. Puis nous identifierons les difficultés économiques potentielles liées au passage effectif à l’euro. Nous pourrons alors examiner les conséquences d’un basculement plus ou moins rapide vers la monnaie européenne.
Pour ouvrir ce débat, nous proposons de débuter par une très courte mise en perspective théorique.
Les fondements théoriques de la pratique
La théorie des zones monétaires optimales (ZMO) pose une question simple mais redoutable. Existe-t-il des critères qui permettent d’affirmer qu’il est possible de se passer du taux de change entre deux monnaies et d’adopter une monnaie unique pour les deux pays ? L’application de cette théorie justifie assez largement les critères mis en avant pour qu’un pays puisse entrer dans la zone euro.
Au-delà des péripéties journalières, le taux de change entre deux monnaies varie pour deux séries de raisons : pour corriger des évolutions divergentes entre variables fondamentales des deux économies ou pour compenser des chocs subis par une seule économie (on parle ici de chocs asymétriques). Si les « fondamentaux » des deux économies varient au même rythme et si les risques de voir une économie subir un choc spécifique (asymétrique) sont faibles, alors le taux de change perd sa fonction économique de variable d’ajustement. Dans ce cas, le passage à une monnaie unique entre les deux économies devient théoriquement possible. En généralisant ce raisonnement à plusieurs économies on explique le choix des divers critères de converge pour le passage à l’euro. On perçoit aisément la difficulté à saisir l’ensemble des critères. Selon les auteurs, et selon les périodes, le choix de critères à retenir et le poids relatif des critères retenus peut évoluer.
À titre d’introduction, et sans prétendre être exhaustif, nous indiquons quelques critères susceptibles d’être mis en avant. Pour rapprocher les « fondamentaux », il faut une convergence des taux d’inflation et des taux d’intérêt, la mobilité des facteurs de production (travail et capital), une intégration fiscale, une intégration financière, un fort degré d’ouverture entre les économies. Pour diminuer la probabilité des chocs asymétriques il faut tendre vers des économies semblables au niveau des structures, des comportements et des institutions. Le programme de convergence est donc a priori immense. On verra que pour fixer concrètement les « curseurs » de la convergence il est nécessaire d’introduire la politique.
La convergence exigée par le Traité
Parmi les 31 chapitres qui servent de trame aux négociations d’adhésion, le chapitre 11 est dévolu à l’UEM. Celui-ci ne prévoit aucune période transitoire pour le passage à l’UEM. Les dix nouveaux adhérents sont donc soumis au régime normal pour entrer dans la zone euro. Depuis le 1er janvier 1999, date de création de la monnaie unique, tout État membre a vocation à entrer dans la zone euro. En conséquence, celui qui ne remplit pas les conditions pour adopter l’euro fait l’objet d’une dérogation (art. 122). C’était par exemple le cas, avant le 1 er mai 2004, pour le Danemark, le Royaume-Uni et la Suède [5].
Cinq conditions doivent être remplies pour qu’un Etat membre accède à l’euro. Ce sont exactement les mêmes que celles qui étaient requises au 1 er janvier 1999. Elles représentent les « critères de convergence de Maastricht » (art. 121) :
- Taux d’inflation : il s’agit de réaliser un degré élevé de stabilité des prix. Le taux d’inflation, sur l’année précédant la demande d’adhésion, ne doit pas excéder de plus de 1,5 point de pourcentage le taux d’inflation moyen des trois États membres ayant les meilleurs résultats en matière de stabilité des prix.
Remarquons, mais ceci n’est pas dans le Traité, qu’à partir du moment où la zone euro existe, il paraîtrait plus pertinent de choisir comme référence le taux d’inflation de la zone euro. Le candidat naturel serait alors le taux d’inflation pris comme cible par la BCE, c’est-à-dire l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH). - Taux d’intérêt : le caractère durable de la convergence se mesure également par le niveau du taux d’intérêt à long terme. Il faut qu’au cours de la dernière année précédent la demande d’admission ce taux n’excède pas de plus de 2 points de pourcentage le taux des trois Etats les moins inflationnistes. Ce taux est mesuré sur la base du rendement des obligations d’Etat à dix ans, ou de titres comparables.
Comme dans le cas précédent, il semblerait opportun de prendre comme référence un taux moyen pour l’ensemble de la zone euro. Cela éviterait de distinguer les trois « meilleurs » Etats, alors que le partenaire du pays postulant est la zone euro prise comme un ensemble. - Déficit public : ce critère, ainsi que le suivant, a pour objet d’apprécier le caractère soutenable des finances publiques. Ici, le déficit public de doit pas dépasser 3 % du PIB.
- Dette publique : la dette des administrations publiques ne doit pas dépasser 60 % du PIB. Pour la dette, comme pour le déficit, les résultats effectifs au moment de la procédure d’examen peuvent être appréciés en tendance. Bref, si les taux observés se rapprochent significativement et systématiquement des valeurs de référence, les critères « finances publiques » pourraient être considérés comme remplis. Mais ces appréciations qualitatives ne sont nullement automatiques. La norme comptable reste la règle.
- Taux de change et appartenance au mécanisme de change : pour remplir ce critère, il faut respecter les marges normales de fluctuation prévues par le mécanisme de change (MCE 2) du système monétaire européen (SME 2) pendant deux ans au moins, sans dévaluation.
Le critère relatif au taux de change appelle des précisions. Le système monétaire européen (SME) mis en place en 1979 était fondé sur un panier de monnaies, l’écu, et sur un système de taux de change fixe mais ajustable. Avec la création de l’euro, et la fin corrélative de l’écu, ce SME a disparu pour être remplacé par le SME 2. Le SME 2 permet deux options à un Etat dérogatoire : soit il lie sa monnaie à l’euro dans le cadre du mécanisme de change (MCE 2), soit il décide de ne pas entrer dans le MCE 2 [6]. Ceci posé, un nouveau membre doit donc participer, au moins pendant deux ans, au MCE 2 pour adopter l’euro. Comme il ne peut effectuer ce choix qu’en étant membre de l’UEM, le 1er mai 2004 devient la première date possible. Par conséquent, toute entrée officielle dans la zone euro est impossible avant le 1 er mai 2006.
Les marges de fluctuations officielles du MCE étaient, entre 1993 et 1999, de plus ou moins 15 % autour de la parité officielle. Cette amplitude a été reprise, en 1999, pour le MCE 2. Certains, comme le Commissaire européen P. Solbes (déclaration en mai 2003) pensent préférable de revenir aux marges, décidées en 1979, de plus ou moins 2,25 % [7]. L’enjeu est naturellement de durcir l’application de ce critère aux nouveaux adhérents. Le MCE prévoyait explicitement, en cas de tension sur les marchés des changes, une intervention symétrique (ou bilatérale) des pays concernés. Cette symétrie n’existe plus dans le MCE 2 où la BCE n’a plus l’obligation de participer automatiquement à la stabilisation des taux de change. Son objectif prioritaire est en effet la stabilité des prix. La solidarité est donc moins forte dans le MCE 2 que dans le MCE.
Par ailleurs, tous les membres de l’UEM et donc du SEBC (qu’ils soient ou non dans le MCE 2) doivent adopter une politique de change conforme à l’intérêt collectif. Cela signifie, en particulier, qu’il est interdit de mener des politiques de dévaluation compétitive au sein de l’UEM. Cette contrainte coupe court à l’idée selon laquelle les nouveaux membres pourraient jouer sur la politique de change pour accroître leur compétitivité. La responsabilité collective en matière de politique de change se concrétise en particulier par l’appartenance de toutes les banques centrales nationales au Conseil général de la BCE. C’est en effet au sein de cet organe que sont menées les discussions officielles sur ce thème.
Le 1er mai 2004 chaque nouvel adhérent devra choisir son régime de change dans le SME 2. Plusieurs cas de figure sont possibles. Dans la logique de l’UEM, la norme devrait être le MCE 2. Mais chaque Etat peut en décider autrement. On aura a priori trois catégories de régimes : le flottement plus ou moins contrôlé ; la caisse d’émission (currency board) qui signifie que la banque centrale émet uniquement sa monnaie (les billets et les réserves détenus par les intermédiaires financiers) en contrepartie d’avoirs en devises ; l’euroisation unilatérale où l’euro est substitué de fait à la circulation de la monnaie locale grâce aux acquisitions d’euros. La convergence légale que nous venons de présenter n’épuise pas toutes les questions relatives au passage à l’euro.
De la convergence légale à la convergence économique
Les dispositions du traité concernant le passage à l’euro ont été discutées et choisies dans un contexte économique fort différent de celui posé par l’élargissement. Les économies concernées se ressemblaient beaucoup, malgré des différences entre les niveaux de vie. Les craintes majeures, émanant surtout de l’Allemagne, étaient, avant tout, l’inflation et la stabilité des finances publiques. D’où le choix des critères souvent qualifiés de « nominaux » présentés ci-dessus. La situation change avec les nouveaux membres, surtout du fait de la présence des PECO et de leurs spécificités.
À côté de la convergence « nominale » prévue par le traité se pose désormais la question de la convergence dite « réelle ». Elle recouvre trois aspects.
- Le PIB par habitant : nous avons souligné plus haut les divergences dans le niveau de développement économique entre les Quinze et les Dix. Il faudra, selon les pays, entre 10 et 25 ans pour que leurs PIB par habitant rejoignent 75 % de la moyenne de l’UE-15. Ces projections sont fondées sur la perspective d’une croissance soutenable dans le long terme. Cette croissance est, pour le moment au rendez-vous, puisqu’elle était en moyenne en 2003 de 3,1 % pour les Dix contre seulement 0,8 % pour l’UE-15.
- Les structures économiques : les PECO doivent mettre en place des institutions, des législations et des comportements de gouvernance qui correspondent à une économie de marché où règne la concurrence. Des progrès significatifs ont été accomplis à travers la mise en place de l’acquis communautaire grâce à la « méthode » de Copenhague et ses 31 chapitres. Ces démarches doivent être consolidées. À titre d’exemple, en 2002 la capitalisation boursière moyenne était seulement de 16 % du PIB dans les Dix contre 72 % dans l’UE-15. La convergence des structures économiques est cruciale car elle favorise la cohésion sociale et réduit les risques des chocs asymétriques.
- L’intégration effective des marchés : le marché unique doit s’étendre aux Vingt cinq. Ce mouvement est bien amorcé pour les marchandises. Si l’on considère la part des échanges dans le cadre de l’UE-25 par rapport aux échanges extérieurs totaux, les nouveaux membres sont en moyenne au-dessus des Quinze. Mais les échanges entre les Quinze et les Dix correspondent encore davantage à une division du travail entre les pays du Centre et ceux de la Périphérie qu’à un échange croisé de produits de qualités similaires. En outre, la question des mouvements de capitaux demeure ouverte. Il reste en effet à démontrer, que les Dix ont la capacité d’affronter la liberté des mouvements des capitaux sans tensions graves sur les marchés des changes et sans risques pour la stabilité de leurs systèmes bancaires et financiers.
Arrivé à ce stade, on est tenté de conclure qu’il faut à la fois remplir les cinq critères légaux et les trois critères économiques pour entrer dans la zone euro. Si c’est le cas, certains États devront-ils attendre les 25 ans prévus pour la convergence réelle ? En réalité la réponse est largement politique.
Appréciation de la convergence en 2003
La convergence économique est sur la bonne voie, mais elle prendra encore des années. Le tableau 2 offre un aperçu de la convergence légale en 2003. En moyenne, les Dix contrôlent l’inflation aussi bien que l’UE-15. Les déficits budgétaires sont souvent supérieurs à la norme des 3 % du PIB, mais ils semblent néanmoins gérables. Les dettes publiques restent dans la limite des 60 % du PIB. Dans ce domaine, les Dix font nettement mieux que les Quinze. Par ailleurs, on observe sur les marchés une baisse des taux d’intérêt longs. De ce fait, la plupart des pays de la vague 2004 respectent la marge fixée pour ce critère. Au demeurant, les comparaisons sont ici difficiles car tous les pays n’ont pas encore des obligations d’État à dix ans qui servent de référence.
En % | Inflation (IPCH) | Solde budgétaire en % du PIB | Dette publique en % du PIB |
---|---|---|---|
Chypre | 4,3 | − 5,2 | 60,3 |
Estonie | 1,6 | 0,0 | 5,4 |
Hongrie | 4,6 | − 5,4 | 57,9 |
Lettonie | 2,5 | − 2,7 | 16,7 |
Lituanie | 0,9 | − 2,6 | 23,3 |
Malte | 1,6 | − 7,6 | 66,4 |
Pologne | 0,7 | − 4,3 | 45,1 |
République tchèque | 0,0 | − 8,0 | 30,7 |
Slovaquie | 8,5 | − 5,1 | 45,1 |
Slovénie | −5,7 | − 2,2 | 27,2 |
Moyenne des 10 | 2,0 | − 5,0 | 42,4 |
Moyenne de l’UE-15 | 2,0 | − 2,7 | 64,1 |
Sources : Eurostat et Commission européenne, 2004.
Reste la question de la stabilité du taux de change dans le cadre du MCE 2. Nous avons vu, grâce à la théorie des ZMO, que le taux de change est un « sismographe » des différences et des tensions économiques entre pays. Il se comporte comme un indicateur des convergences. Deux types de régime de change prévalent parmi les Dix avant le 1er mai 2004. Le régime d’ancrage à l’euro par la caisse d’émission et le système des changes flexibles. La caisse d’émission adoptée par l’Estonie et la Lituanie impose artificiellement la fixité des changes. Mais ce système ne correspond pas au MCE 2. Il devra donc être abandonné dans la perspective d’une entrée dans l’euro. Il faut en effet que les monnaies concernées soient effectivement confrontées aux marchés des changes dans le cadre de la libre circulation des capitaux. En ce qui concerne les monnaies en change flexible, la volatilité face à l’euro a été particulièrement forte en 2003, notamment pour le zloty polonais et le forint hongrois avec respectivement des dépréciations de 14,5 % et 10 %. Ces monnaies devront naturellement abandonner le régime de flexibilité et rejoindre le MCE 2 pour espérer entrer dans la zone euro. Notons ici que l’euroisation, même si elle est acceptée tacitement par un État, n’est pas une condition suffisante pour démontrer la stabilité d’une monnaie. Sous les règles actuelles, l’épreuve de la stabilité des changes dans le cadre de la libre circulation des capitaux est incontournable pour passer à l’euro.
Le respect du critère de stabilité des taux de change, dans le cadre du MCE 2, sera très probablement le plus difficile à remplir. Surtout s’il était décidé de revenir aux marges de plus ou moins 2,25 %.
Des convergences légale et économique…à la Politique
Les dossiers sur l’état de la convergence sont instruits par la Commission. La BCE est également consultée. Leurs rapports sont fournis au Conseil des ministres de l’UE qui évalue, à la majorité qualifiée, si un État membre remplit les conditions requises. Une recommandation est alors transmise au Conseil européen qui décide à la majorité qualifiée si cet État peut accéder à l’euro. Finalement, la décision est politique. D’ailleurs, pour permettre au plus grand nombre possible de pays de participer à la création de l’euro en 1999, certains critères ont dû être interprétés qualitativement. Mais la pression politique d’inscrire dans les faits la naissance de l’euro n’existe plus aujourd’hui.
L’impatience d’être désigné comme bon élève pour l’euro fait peser des risques majeurs sur les économies des nouveaux membres. La volonté de remplir rapidement les cinq critères du Traité peut conduire à des politiques trop restrictives. L’engrenage est simple. Le contrôle sévère des dépenses publiques et l’instauration d’une politique monétaire restrictive permettent de réprimer l’inflation, de donner confiance aux opérateurs sur les marchés des changes. On tend ainsi vers la convergence légale. Mais le corollaire de cette politique est la répression du dynamisme économique. On freine en définitive la convergence réelle. Cette contradiction est incontournable.
Quels que soient leurs degrés de vertu budgétaire, les nouveaux membres seront confrontés à deux problèmes spécifiques qui exacerbent les difficultés. Le premier, nommé l’effet Balassa-Samuelson, est largement documenté par les économistes. Quand un pays est en phase de rattrapage, comme c’est le cas de chacun des PECO, sa productivité augmente plus rapidement que dans les économies matures, surtout dans les secteurs exposés à la concurrence internationale. Corrélativement, les salaires dans ces secteurs sont à la hausse. Et ce mouvement s’étend aux salaires des autres secteurs. Au final, c’est l’ensemble des prix qui augmente. L’inflation est donc ici en partie liée au dynamisme du rattrapage économique. Mais des prix qui s’élèvent plus vite dans les Dix que dans l’UE-15 contreviennent à un des critères de convergence. Le deuxième problème provient du marché des changes pour les monnaies des Dix. Dans un contexte où les structures financières sont immatures et où l’économie réelle est encore fragile, les effets liés à la libéralisation totale des capitaux sont imprévisibles. Les tensions sur les taux de change peuvent être très fortes. Le choix est alors entre deux alternatives : soit desserrer la contrainte de stabilisation des changes et abandonner la convergence, soit défendre la parité au prix d’une politique restrictive et d’une perte massive de réserves.
Au total, les nouveaux pays membres sont face à un dilemme. Ils doivent accorder une priorité à la stabilité des prix et des changes pour espérer entrer rapidement dans la zone euro. Mais cette option obère largement leurs capacités à soutenir activement leurs économies. Par ailleurs, les Dix ne peuvent pas compter sur un véritable soutien de leurs partenaires de l’UE-15. D’une part, le budget européen ne prévoit rien dans ce sens. On sait qu’il n’y aura pas d’augmentation significative des fonds destinés à la cohésion, notamment pour les régions les plus pauvres (cf. première partie). D’autre part, le MCE 2 est un système asymétrique où la BCE n’est pas tenue d’intervenir lorsqu’une monnaie partenaire est attaquée. Les nouveaux membres devront gérer seuls leurs problèmes de change.
Enfin, il est illusoire de penser que les critères de convergence pourront être desserrés dans le but de faciliter l’adoption de l’euro. Au contraire, ils seront très probablement imposés à la lettre afin de conforter la crédibilité de la monnaie unique. Les Dix sont évidemment dans des situations différentes et chaque Etat devra choisir sa propre trajectoire pour aller vers l’euro en fonction de ses intérêts. Mais toute précipitation serait néfaste pour l’économie concernée, sauf à être sûr de maîtriser l’inflation et la stabilité des changes sans coûts majeurs pour l’activité réelle. Un point semble acquis, le temps, mesuré en années, jouera en faveur de la convergence économique. La dynamique du marché unique réduira la volatilité des taux de change grâce à l’accroissement de l’intégration financière et au rapprochement des cycles économiques nationaux.
Un basculement rapide vers l’euro est-il alors envisageable ? Nous ne le croyons pas. Seule une avancée politique permettrait d’accélérer le passage à l’euro. Dans ce cas, il faudrait instaurer une véritable solidarité européenne grâce à une forme de fédéralisme budgétaire. On pense naturellement ici au choix allemand (cf. première partie). Mais ceci est, pour le moment, une autre histoire.
Pour aller plus loin :
Banque centrale européenne, 2002, « Le dialogue entre l’Eurosystème et les pays candidats à l’adhésion à l’UE », juillet, pp.51- 63.
Banque centrale européenne, 2004, « Les économies des pays adhérents au seuil de l’Union européenne », Bulletin mensuel, février, pp.45-56.
Commission européenne, 2003, Key structural challenges in the acceding countries : the integration of the acceding countries into the Community’s economic policy co-ordination process, Occasional Papers, n°4, July.
Commission européenne, 2004, Troisième rapport sur la cohésion économique et sociale – Un nouveau partenariat pour la cohésion.
Coudert V., 2004, « Comment évaluer l’effet Balassa-Samuelson dans les pays d’Europe centrale et orientale ? », Bulletin de la Banque de France, n° 122, février, pp. 27-48.
Martin Ph., 2000, « A quoi servent les politiques régionales européennes », Economie internationale, La revue du CEPII, n°81, 1er T., pp.3-20.
Rugraff E., 2004, « La politique européenne de l’élargissement et ses effets » -Chapitre 9, in Devoluy M., Les politiques économiques européennes, Editions du Seuil, Paris.
Site : www.dree.org/elargissement
[1] 74 % pour Chypre, qui est parmi les Dix, le pays au niveau de vie le plus élevé.
[2] Selon le troisième rapport sur la cohésion économique et sociale (Commission européenne, 2004), avec l’élargissement 123 millions de personnes vivront dans des régions où le PIB par habitant sera inférieur à 75 % de la moyenne au sein de l’UE-25. 56 % des habitants des régions pauvres se trouveront dans les PECO.
[3] Les fonds structurels sont gérés dans une logique d’objectifs. Dans l’’Agenda 2000, il y a trois objectifs. L’objectif 1, vise à promouvoir le développement des régions les plus pauvres. Les régions dont le PIB par habitant est inférieur à 75 % de la moyenne communautaire bénéficient des aides de la politique de cohésion économique et sociale.
[4] Pour clarifier les notions, rappelons que la dernière phase de la construction de l’UEM correspond à la création de l’euro et du SEBC. Celui-ci comprend toutes les banques centrales nationales (BCN) de l’UEM et la BCE, tandis que l’Eurosystème comprend les BCN de la zone euro et la BCE.
[5] Le cas du Danemark et du Royaume-Uni est un peu particulier car ils font l’objet d’une clause leur permettant de ne pas adopter l’euro (« opting out ») au terme de deux protocoles particuliers annexés au Traité CE.
[6] Rappelons que l’option de ne pas participer au MCE dans le cadre du SME existait déjà entre 1979 et 1999. Avant l’arrivée des dix nouveaux membres, seul le Danemark adhérait au MCE 2.
[7] Les marges ont été élargies en 1993 afin de sortir d’une crise du SME qui ne permettait plus de rester dans la bande de fluctuation autorisée.
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Du / des même(s) auteur()s
- La représentation internationale de la zone euro, Michel Dévoluy
- L’élargissement à l’est et l’adoption de l’euro, Eric Rugraff
- Des GOPE à la coordination renforcée, Michel Dévoluy
- Éditorial — L’euro fiduciaire marque le début d’une nouvelle aventure, Michel Dévoluy
- Éditorial — Tâtonnment vers une gouvernance européenne, Michel Dévoluy, Moïse Sidiropoulos
- Les Grandes Orientations des Politiques Économiques, Michel Dévoluy
- Pour une procédure de vote à la BCE, Michel Dévoluy
- Grand angle sur l’année 2000, Michel Dévoluy
- Éditorial — La BCE : la seule pilote de la coordination des policy-mix européens, Michel Dévoluy, Moïse Sidiropoulos
- Éditorial — L’euro est certes {notre} monnaie, Michel Dévoluy, Moïse Sidiropoulos
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