La dimension régionale des politiques d’innovation en Europe
Jean-Alain Héraud, Université de Strasbourg, CNRS, BETA et Association de Prospective Rhénane.
René Kahn, Université de Strasbourg (BETA)
Nous proposons ici de faire brièvement le point sur les problèmes de gouvernance multi-niveaux que posent en Europe les politiques de soutien à l’innovation, partagées entre un objectif de compétitivité technologique globale et le souci d’aménagement équilibré des territoires.
Mots-clefs : développement régional, économie de la connaissance et de l’innovation , innovations technologiques, intégration régionale, politique de recherche et d’innovation, politique régionale.
Citer cet article
Jean-Alain Héraud , René Kahn « La dimension régionale des politiques d’innovation en Europe », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 6, 16 - 19, Été 2002.
1. La question des disparités technologiques régionales en Europe
L’intégration économique européenne comporte pour les pays comme pour les régions des avantages et des contraintes. Sans doute, la poursuite de l’intégration signifie-t-elle que les bénéfices escomptés sont supérieurs aux inconvénients subis. Mais les spécialistes de l’économie géographique s’accordent pour reconnaître que les effets nationaux et régionaux se présentent différemment : si l’on constate une tendance à la convergence (bien que lente) des situations économiques nationales, on observe par contre une accentuation des spécialisations régionales et une concentration spatiale des activités, en particulier celles qui sont fondées sur la science et la technologie. On peut conclure à une domination des effets d’agglomération fondés sur la connaissance sur les processus (plus classiquement supposés) de diffusion et de redistribution géographique. L’Union économique et monétaire place les régions, plus encore que les Etats, dans une situation de concurrence généralisée – ce qui, pour beaucoup, correspond à une plus grande vulnérabilité économique et sociale.
Ainsi, pour le présent comme pour l’avenir, la variété des situations régionales en Europe accentue les disparités de richesse déjà observables au niveau national. Les 10 % de régions qui ont le PIB / habitant le plus élevé dépassent de 61 % la moyenne de l’Union, alors que les 10 % situées au bas de l’échelle ont un PIB /habitant inférieur de 39 % à cette moyenne. L’adhésion de nouveaux pays ne fera qu’aggraver ce décalage : actuellement, le quart le plus riche des régions a un revenu par tête deux fois plus élevé que le quart du bas de l’échelle, et dans l’hypothèse d’un élargissement à 27 ce rapport passerait à 3.4. De telles disparités préexistaient à la construction européenne, mais l’intégration contribue à les accroître, avec la libéralisation des échanges, malgré les efforts faits par ailleurs pour les résorber (politiques structurelles : régionales et de cohésion). On peut craindre que le prix à payer pour la convergence des pays soit, dans le cas des moins développés, une accentuation des disparités interrégionales. Alors que la capitale et quelques grands centres de ces pays ont vocation à rejoindre à long terme la norme des régions centres de l’Union, certaines zones rurales ou anciennement industrielles partent à la dérive.
Comme dans le domaine des activités de recherche et d’innovation, les phénomènes de concentration semblent tout particulièrement marqués, le déséquilibre spatial ne risque-t-il pas d’être accru par le projet européen d’une mise en réseau des centres d’excellence ? Cet outil central de la politique de rattrapage scientifique et technologique européen (l’ERA, espace européen de la recherche) offrira logiquement peu de perspectives aux régions rurales et aux pôles urbains secondaires. Si la nouvelle économie « fondée sur la connaissance » tend à s’organiser principalement autour de quelques territoires d’exception, quelle stratégie peuvent choisir les régions qui sont a priori écartées d’un tel modèle ?
Confrontées à ces questionnements, il n’est pas étonnant que les régions soient partagées entre deux perceptions de la construction européenne. Par certaines politiques, l’Union européenne met l’accent sur les solidarités : c’est l’Europe de la cohésion économique et sociale, celle de la politique régionale, des fonds structurels et des fonds de cohésion. Encore faut-il noter que ces politiques relèvent moins d’une logique redistributive que d’une logique de soutien aux initiatives de développement régional. Une seconde dimension politique, plus quotidiennement perçue dans les régions, aiguise la conscience des responsabilités régionales en incitant chaque territoire à améliorer ses performances, à devenir plus attractif, à renforcer et à faire valoir ses avantages comparatifs, à rechercher des alliances stratégiques et autres instruments de compétitivité territoriale. Dans quelle mesure y a-t-il compatibilité entre ces orientations politiques ? Qu’est-ce qui assure que le jeu est à somme positive dans la seconde ? Comment rendre compatibles ces deux discours : celui de la région (en difficulté) se demandant comment l’Europe peut l’aider à mieux s’affirmer, et celui de l’Europe qui attend des régions (gagnantes) une contribution à la compétitivité globale ? Ces questions essentielles se posent aux diverses instances de gouvernance, de la région à l’Union européenne en passant par les Etats membres, et exigent à notre avis
assez rapidement des réponses institutionnelles précises.
2. L’innovation : un processus territorialisé en réseau
La politique des régions consiste souvent à mobiliser autour des entreprises implantées sur son sol de nombreux partenaires institutionnels, ainsi qu’à attirer des investisseurs pour créer de l’emploi et diversifier les activités. Soutenir la création d’entreprise et stimuler l’innovation dans les PME/PMI existantes est une autre facette importante de la politique régionale. Nous nous intéresserons particulièrement à cette dernière catégorie d’actions, qui relève de l’économie du changement technologique et organisationnel. Pour bien comprendre la logique des politiques d’innovation régionales, il faut se pencher sur la nature du processus d’innovation et sur le lien particulier qu’il tisse avec les territoires.
Un des résultats majeurs qui ressort des analyses des économistes et sociologues de l’innovation depuis plusieurs décennies est qu’il s’agit d’un processus en réseau dans l’immense majorité des cas, et non d’un phénomène linéaire et individuel. Le phénomène n’est pas linéaire au sens où l’innovation procède rarement d’une unique source de connaissance scientifique nouvelle ou d’un unique programme de recherche-développement. Il n’est pas non plus individuel dans la mesure où les différentes facettes de l’innovation sont généralement portées par des acteurs multiples dont la "coalition" est justement l’enjeu de la réussite de l’innovation. La question qui nous intéresse le plus ici est de savoir si ce type de réseau d’acteurs possède une inscription territoriale notable ou non. Les partenaires qui contribuent à l’émergence d’une forme nouvelle d’organisation ou à la conception d’un nouveau produit ou service se trouvent-ils plus facilement réunis, construisent-ils mieux leur coalition, grâce à une forme ou une autre de "proximité" (géographique, culturelle, institutionnelle) ? C’est ce qui donnerait une pertinence logique à la notion de dispositif régionalisé d’innovation et une légitimité aux politiques régionales en la matière.
À partir du moment où l’on observe que l’espace n’est pas neutre, on peut parler de contexte régional particulier : existence de milieux particulièrement créatifs, capacités d’absorption spécifiques vis-à-vis des technologies nouvelles, etc. Mais cela ne signifie pas qu’il existe pour autant un véritable "système régional d’innovation". Ce concept suppose un minimum de fermeture systémique, au sens où une très large part des acteurs et ingrédients de l’innovation se trouvent réunis sur un même territoire. À notre avis, seuls certains grands centres urbains ou districts technologiques possèdent cette caractéristique (Munich dans les biotechnologies, Toulouse dans l’aérospatial, Bologne en technologies de production, Londres, Francfort ou Paris en tant que pôles internationaux de la finance et d’autres services, etc.). Ailleurs, on observe simplement tels ou tels types d’acteurs ou d’actifs spécifiques qui qualifient la région pour participer d’une certaine manière à la chaîne créative – et qui peuvent en retour apporter à cette région des avantages correspondants en termes d’activité, de revenu et d’emploi. La question pourrait aller de soi, mais un problème politique surgit lorsque les acteurs institutionnels en charge des régions ont du mal à concevoir leur rôle autrement qu’en termes de système auto-centré : ils cherchent par exemple à construire localement l’offre technologique strictement correspondante aux besoins de la région sans souci d’optimisation des ressources à l’échelle nationale, voire européenne. Ce type d’inefficience globale s’aggrave lorsque tous les acteurs locaux misent simultanément sur les mêmes stratégies autour des projets les plus à la mode, dans un jeu à somme nulle.
Il n’en reste pas moins que les politiques technologiques sont souvent (surtout concernant les PME) à mettre en œuvre régionalement. En cela, elles contrastent avec les politiques de recherche qu’il est naturel de gérer au niveau national – et de plus en plus en coordination supranationale, ce qui est l’enjeu de l’ERA en Europe. L’ère des grandes réalisations "colbertistes" étant plus ou moins passée, qu’on le regrette ou non, il faut penser l’innovation en réseau des entreprises et de leurs partenaires institutionnels à un niveau territorial suffisamment fin pour prendre en compte le contexte, mais sans tomber dans l’illusion que la région est automatiquement l’espace naturel d’un système d’innovation complet.
3. L’Espace européen de la Recherche et le développement régional
La réflexion précédente a des implications directes sur la conception des politiques et leur application dans les divers contextes régionaux. En effet, dans le cas des régions industrielles dynamiques, très bien dotées en infrastructures de recherche, et disposant d’acteurs intermédiaires publics ou privés nombreux et adaptés (consultants, centres de transferts de technologie, capital risque, etc.) on peut raisonnablement tabler sur le développement de véritables systèmes régionaux d’innovation. Les politiques nationale et européenne s’articuleront naturellement sur de tels pôles et l’intérêt local rejoint l’intérêt global. C’est bien évidemment ce type de territoire que vise l’ERA dans la constitution de ses réseaux d’excellence. Mais une bien plus vaste typologie de situations doit être prise en compte si l’on pose la question générale des régions.
On distinguera au moins trois types de régions n’atteignant pas le niveau « d’excellence » évoqué ci-dessus : certaines régions disposent de systèmes constitués mais leurs acteurs en réseaux sont cantonnés sur un champ technologique et économique démodé (système verrouillé) ; d’autres ont quelques acteurs puissants mais non reliés entre eux ou bien un ensemble d’acteurs non représentatifs de toute la variété nécessaire (système incomplet) ; d’autres enfin sont globalement pauvres en acteurs significatifs (système non formé). Les politiques applicables à chacun de ces cas sont très différentes. Par exemple, l’impact respectif des politiques de développement endogène par la recherche scientifique et technologique ou des politiques d’attractivité de l’investissement industriel direct sera variable selon la situation régionale considérée. Alors qu’une politique d’attractivité de l’investissement industriel direct peut s’adapter à toutes sortes de situations, par exemple diversifier l’activité d’une région mono industrielle ou renforcer le potentiel d’une région d’excellence, la politique de développement endogène (par la recherche scientifique ou les transferts de technologie) ne peut convenir qu’aux régions dont les acteurs économiques ont collectivement fait le choix de l’innovation. Les régions "non formées", elles, n’ont que la possibilité du développement exogène pour créer les prémisses d’un système.
Le projet communautaire actuel de l’ERA (Espace Européen de la Recherche, dont la mise en réseaux de pôles d’excellence est le principe), qui joue exclusivement sur les systèmes régionaux d’innovation bien constitués, n’épuise pas la question générale du développement technologique régional. Il nous semble que les politiques européennes de la recherche/innovation d’une part et structurelles/régionales d’autre part sont à priori peu compatibles.
4. Des politiques d’innovation pour les régions moins prospères
L’innovation est-elle l’apanage des régions riches ? Quelles sont les modalités d’innovation qui conviennent aux régions déshéritées ? Pour l’heure, nous dirons que les politiques d’innovation adaptées aux régions moins prospères de l’UE sont insuffisamment élaborées. Toutefois, des pistes de réflexions, s’appuyant sur des observations empiriques et des analyses plus théoriques, peuvent être esquissées. On observe actuellement que les systèmes productifs nationaux sont rarement globalement compétitifs mais qu’ils peuvent l’être sectoriellement et localement. Dans presque tous les pays industrialisés on identifie des formes d’organisation spatiales de la production très performantes, capables de conquérir des marchés mondiaux : les districts industriels décrits par les économistes italiens, les technopoles, les systèmes productifs localisés observés en France, en Espagne ou en Allemagne, les "clusters" de M. Porter, etc. Ces modèles d’organisation territoriale de la production industrielle montrent que des économies d’échelle externes peuvent être réalisées aussi bien dans les grandes métropoles que dans des zones plus défavorisées lorsque les entreprises locales peuvent s’appuyer sur les avantages de la proximité géographique et sur certaines institutions locales (les savoir-faire traditionnels, les collectivités locales).
La politique européenne d’innovation fondée sur les réseaux d’excellence pourrait être révisée à la lumière, d’une part, des propriétés spécifiques de l’information et de la connaissance (non- rivalité et dans certains cas non appropriabilité) ouvrant de nouvelles possibilités de partage et, d’autre part, par les réflexions sur le développement durable des territoires. N’oublions pas non plus le rôle créatif et parfois inattendu des initiatives locales.
Pour aller plus loin :
E. Muller, Project coordination, (2001), Regional typology of innovation needs, Report ISI and BETA to the European Commission, GD Research.
M. Cattin, B. Giuhon, Ch. Le Bas (2001), Activités technologiques, connaissances et organisation, Editions L’Harmattan.
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