La politique industrielle confrontée à la concurrence dans le projet de traité constitutionnel
Damien Broussolle, Institut d'Etudes Politiques, Université de Strasbourg (LaRGE),
La montée de la concurrence internationale et les délocalisations relancent le débat sur la désindustrialisation dans l’UE. Plusieurs dirigeants nationaux poussent l’Europe à réagir. Le président Chirac a pour sa part lancé en France le projet d’une agence de l’innovation industrielle. À l’heure où la population va bientôt être consultée sur le projet de traité constitutionnel de l’Union, il semble naturel de s’interroger : que prévoit le traité dans ces domaines, quelle est la doctrine de l’UE en matière de politique industrielle ? C’est l’objet du texte qui suit.
Mots-clefs : Traité Constitutionnel , conception européenne de la concurrence, concurrence internationale, construction européenne, politique de concurrence, politique industrielle, traités européens.
Citer cet article
Damien Broussolle « La politique industrielle confrontée à la concurrence dans le projet de traité constitutionnel », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 12, 30 - 37, Printemps 2005.
Le projet de traité constitutionnel confirme les principes et orientations déjà présents dans les domaines de la politique industrielle. Ils conduisent à subordonner la politique industrielle à la politique de la concurrence. Cette dernière conçue de façon doctrinaire bride la politique industrielle. Cependant, face aux critiques et aux inquiétudes suscitées par une certaine désindustrialisation, la Commission envisage une inflexion vers une politique plus sectorielle.
Pour bien saisir la portée des principes affichés par le projet de Traité, il est nécessaire d’étudier la pratique qu’en tire la Commission. Au-delà des articles constitutionnels, ce sont alors les déclarations des Commissaires, ainsi que les orientations de la Commission telles qu’elles apparaissent dans ses Communications, qui doivent aussi être examinées.
1. Les principes de la politique industrielle, définis en 1990, sont maintenus dans le projet de Constitution
Si la Communauté Européenne s’est construite depuis ses origines en promouvant la « libre concurrence », pendant longtemps elle n’a pas eu de politique spécifique en direction de l’entreprise et encore moins de politique industrielle. C’est dans les années 1980 qu’un débat se fera jour sur les moyens d’améliorer la compétitivité industrielle qui aboutira à l’adoption de principes communautaires.
Tranchant le débat entre partisans d’une politique active sectorielle et les tenants d’une politique horizontale, au bénéfice de ces derniers, les bases de la politique industrielle sont définies en 1990 dans la communication « Bangeman » : « la politique industrielle dans un environnement ouvert et concurrentiel : lignes directrices pour une approche communautaire ».
La Communication considère que les « entreprises doivent pouvoir attendre des autorités publiques un environnement et une perspective claires et prévisibles pour leurs activités ». La politique industrielle a alors pour objectifs principaux de fixer les conditions stables à long terme permettant un fonctionnement efficace de l’économie et de mettre en place les principaux catalyseurs pour l’ajustement structurel, l’achèvement du marché intérieur étant le principal d’entre eux. Elle ne cherche donc pas à fixer des objectifs, à orienter ou à donner une cohérence à l’activité économique.
Le traité de Maastricht intègre pour la première fois de façon formelle ces préoccupations. En effet dans son article 3, (al. m), « le renforcement de la compétitivité de l’industrie » devient un domaine de politique commune. Plus encore, l’article 130 (devenu 157 par la suite), sans équivalent dans le traité de Rome, détaille le contenu attribué à la promotion de la compétitivité industrielle, puisque c’est le sens qui a été donné à l’idée de politique industrielle.
L’actuel projet de traité constitutionnel reprend la même démarche. Ainsi, dans son article 1-3 al. 3 l’objectif d’atteindre un haut niveau de compétitivité est mentionné.
L’article III-279 consacré à l’industrie reproduit l’article 157 du traité TCE. Après avoir rappelé que l’Union Européenne agissait « conformément à un système de marchés ouverts et concurrentiels », il en reprend les quatre domaines d’action :
- l’accélération de l’adaptation de l’industrie aux changements structurels ;
- l’encouragement d’un environnement favorable aux entreprises ;
- l’encouragement d’un environnement favorable à la coopération entre entreprises ;
- l’amélioration de l’exploitation du potentiel industriel des politiques d’innovation de recherche et de développement technologique. 2.
Les principes retenus subordonnent la politique industrielle à la politique de concurrence
Les domaines listés dans le traité sont assortis de restrictions qui en amoindrissent la portée.
L’article se termine en effet, comme dans la version précédente, par la phrase suivante : « la présente section ne constitue pas une base pour l’introduction par l’Union de quelque mesure que ce soit pouvant entraîner des distorsions de concurrence ou comportant des dispositions fiscales ou relatives aux droits des travailleurs salariés ». La formulation de cette dernière phrase est particulièrement catégorique. Comme si cette conclusion restrictive était insuffisante, l’alinéa 3, consacré à la possibilité pour la Commission d’utiliser la loi européenne afin d’appuyer les domaines d’action, introduit une restriction nouvelle par rapport au traité précédent. Il précise que la loi en question ne doit pas servir à « l’harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres ».
La politique industrielle se trouve clairement limitée dans ses moyens d’action, elle l’est aussi dans ses ambitions. Elle apparaît en effet nettement subordonnée à une conception particulière d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (art. III-178), une économie où la concurrence est constamment considérée comme insuffisante (CF. COM 2004b, notamment sa conclusion). Les principes de libre concurrence (art.1-3 et III-177), de libre échange (art. III-314 sq.) et de déréglementation dans tous les secteurs (y compris dans les domaines non encore concernés III-148), constituent autant d’orientations et de contraintes avec lesquelles la politique industrielle doit composer.
Il convient pourtant de rappeler que la forme d’économie de marché prise par l’U.E n’est qu’une forme d’économie de marché parmi d’autres et que la France ou l’Allemagne n’étaient pas moins des économies de marché dans les années 1970, que dans les années 90, pour ne prendre que ces exemples.
Ces conceptions sont développées à plusieurs occasions dans différentes communications en 1998, 2002 et 2004. Elles rappellent régulièrement le caractère horizontal de la politique industrielle.
Une politique doit aussi s’apprécier à l’aune des intentions de ses responsables.
Les déclarations du commissaire Bangeman ont donné le ton dès 1990. Dans un article résumant les conceptions de sa Communication, il observe : « l’unanimité est loin d’être faite sur ce qu’il faut entendre par politique industrielle. La Commission pour sa part a élaboré une notion de politique industrielle axée sur l’économie de marché. En revanche, dans plusieurs États membres on entend tout le contraire (...) à savoir protectionnisme et subventionnite » (1992 p. 367). Il insiste sur l’impératif concurrentiel : « l’objectif même de la politique industrielle est de permettre à la concurrence de jouer. […] Tout cela est absolument étranger à une politique industrielle interventionniste. […] Il ne s’agit en aucun cas de fabriquer des champions européens à qui la politique industrielle confierait le soin de damer le pion aux Japonais ou aux Américains » (1992 p. 369).
Les déclarations de G. Verheugen, nouveau Commissaire à l’industrie, au journal Le Monde du 06/01/2005 poursuivent la même orientation générale : « Nous sommes dans un processus de délocalisation qu’il n’est pas possible d’arrêter. […] Nous voulons un plan d’action concret et concentré sur la compétitivité. […] La Commission doit poursuivre sa politique de libéralisation. Si la compétitivité est la clef pour améliorer les performances économiques, cela signifie que l’on doit accepter la libre concurrence et donc l’ouverture des marchés. On doit notamment libéraliser les services ». Compte tenu des objectifs économiques affichés dans le projet de traité, il n’est pas interdit de lire cette dernière phrase à rebours : si l’on doit accepter la libre concurrence et l’ouverture des marchés, cela signifie que la compétitivité est la clef pour améliorer les performances économiques : on doit notamment libéraliser les services.
Une approche doctrinaire de la concurrence
Sans être une valeur de l’Union, la concurrence est un objectif que défend le traité. Cet objectif est fondamental puisqu’il est présent dès l’article 3 al 2 : « l’Union offre à ses citoyens […] un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée ». De façon plutôt surprenante, il apparaît même avant le « plein emploi », le « progrès social » ou « un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement »… La notion de concurrence est en outre présente dans de nombreux articles du traité. Même si cette notion figure dans les textes européens depuis le traité de Rome, son contenu a évolué dans le temps. Il s’est considérablement étendu et durci. Le contrôle des aides publiques, comme celui des concentrations, ne se sont, par exemple, développés qu’au début des années 1990. Progressivement, la concurrence a donc pris une place essentielle, à tel point que G. Verheugen, nouveau Commissaire à l’industrie, peut déclarer au journal Le Monde du 06/01/2005 : « la politique de concurrence est un des joyaux de la Commission ».
Bien que le traité fasse de la concurrence un « objectif de l’Union >>, il convient de se souvenir que, comme le rappelle à l’occasion la Commission elle-même (Com 2004b p. 3), « la concurrence n’est […] pas un but en soi ».
La libre concurrence est encouragée parce qu’on en attend des effets favorables. Son efficacité se marque généralement du point de vue des consommateurs par des prix plus bas, une meilleure qualité, une offre plus variée. L’UE en espère aussi une meilleure compétitivité pour favoriser le développement et l’emploi : « la compétitivité mesure la capacité d’une économie de créer efficacement des biens et services utiles dans un environnement mondialisé, de manière à améliorer le niveau de vie et à développer l’emploi » (Com 2004b p.3). Du point de vue de la production, la concurrence doit améliorer l’efficience productive, allocative entre les secteurs et développer l’innovation.
La doctrine exprimée par les traités considère que l’extension, l’approfondissement du marché et de la concurrence dans un cadre de libre échange, sont les meilleures possibilités offertes à la politique en direction de l’entreprise. La conception de la concurrence semble cependant doctrinaire et parfois invalidante.
Quelle concurrence ?
Il faut tout d’abord rappeler que la notion de concurrence prête à débat. Si pour la théorie économique standard, le marché et la libre concurrence sont efficaces, cela désigne leur capacité à maximiser la réalisation des préférences des agents. Ces préférences n’ont pas de contenu a priori. La démonstration n’est au demeurant valable qu’à condition qu’un grand nombre d’hypothèses, parfois héroïques, soient acceptées. Dès que les nombreuses conditions ne sont plus respectées des interventions correctrices deviennent justifiées. Ces interventions sont d’autant plus indispensables que, si le processus de marché conduit à une situation théoriquement « efficace », il n’aboutit pas nécessairement à un état collectivement ou socialement efficace. En effet, il est basé sur le principe d’une unité monétaire égale une voix et non pas sur le principe démocratique d’un citoyen égale une voix.
La concurrence peut en outre désigner une situation comme un processus (Mc Nulty 1968).
Les conditions de la concurrence pure et parfaite définissent une structure de marché. Le marché est en situation de concurrence si les entreprises sont suffisamment nombreuses, si l’information est parfaite, si la libre entrée est assurée... C’est le cadre de marché qui est, ou n’est pas, concurrentiel. Dans cette perspective, le cas monopolistique représente la structure à éviter à tout prix.
La concurrence peut cependant être considérée comme un processus dynamique. Ce ne sont pas alors les conditions structurelles du marché qui importent le plus, mais plutôt le comportement des entreprises. Dans cette optique, la concurrence ne se distingue pas de la compétition, de la rivalité économique. Les moyens de combats utilisés peuvent être très divers, ils ne portent pas que sur les prix ou les quantités (Shapiro 1989). Cette compétition a cependant tendance à être transitoire, car l’agression peut rarement être une conduite permanente. Si les comportements ne sont évidemment pas indépendants du cadre de marché, il reste qu’un cadre de marché « concurrentiel » peut, tout aussi bien qu’un marché oligopolistique, admettre le calme, ou au contraire la rivalité. La notion d’intensité de la concurrence illustre ces variations. Les entreprises aspirent rarement à une concurrence qui serait en permanence de forte intensité. Elles n’ont pas nécessairement tort, notamment compte tenu des inconvénients auxquels conduit une concurrence exacerbée (CF. infra).
Le projet de traité ne tranche pas ces questions, et pour cause. Force est alors de se tourner vers la Commission pour saisir le sens réel des articles considérés.
Toujours plus de concurrence ?
La doctrine de l’UE est de promouvoir une concurrence que la Commission a récemment qualifiée de « proactive : « l’objectif d’une politique de concurrence proactive est de soutenir le jeu de la concurrence dans le marché intérieur et d’inciter les entreprises à adopter un comportement dynamique renforçant leur productivité. Il s’agit de déterminer les secteurs dont le développement est entravé par l’absence de concurrence et qui de ce fait ne fonctionnent donc pas efficacement » (Com 2004b p. 6). Il y a sur ce point une convergence entre politiques de compétitivité et de concurrence. Comme l’exprimait M. Bangeman : « nous avons mis fermement l’industrie électronique devant ses faiblesses » (1992 p. 371).
Cette démarche est cohérente avec la volonté d’adapter l’industrie aux changements structurels. Cependant, à trop accélérer le processus, il y a un risque de spirale régressive. Il ne s’agit pas de nier la nécessité de l’adaptation, mais de s’interroger sur celle d’accélérer l’adaptation, pour devenir l’élève le plus exigeant de la mise en compétition. Comme la concurrence est un processus et non un état de fait, l’accroissement de l’intensité de la concurrence déclenche des réactions en chaîne de l’ensemble des entreprises. Chacune d’entre elles cherche à se protéger. Le processus de rivalité peut alors donner lieu à toutes sortes de comportements, certains d’entre eux n’accroissent ni le bien être collectif, ni l’efficacité globale.
L’emploi peut ainsi faire les frais d’une compétition exacerbée. La décision logique d’occuper le terrain à n’importe quel prix, pour éviter qu’un concurrent ne prenne une position stratégique, n’améliore pas l’efficacité productive (exemple des licences UMTS). L’augmentation des coûts de distribution, consécutive notamment à une bataille publicitaire, profite certainement aux agences de publicité, mais bien peu au consommateur. Avant d’éventuellement renforcer les survivants, la concurrence tend à affaiblir les protagonistes. Sortir d’une guerre de prix féroce n’est pas la meilleure position pour décider d’investissements importants ou encore d’une politique forte d’innovation. Une compétition rigoureuse se traduit généralement par un rétrécissement de l’horizon temporel … On peut même aller plus loin, Schumpeter (1946) ne considérait-il pas que le progrès économique est en majeure partie incompatible avec les conditions de la concurrence parfaite ? En outre, dans certains cas, notamment en situation d’information imparfaite, la coopération est plus efficace que la concurrence (Hamdouch 1998). Enfin, comme l’exprime Hamdouch (1998 p. 45-46) : « La coopération est consubstantielle à la concurrence dans les relations qu’entretiennent les firmes au sein des secteurs et sur les marchés. […] Elle constitue une condition essentielle de la viabilité d’un processus concurrentiel non destructeur ».
Une conception trop abstraite de la concurrence
Il faut rappeler que dans la course technologique les places sont déjà en partie attribuées et ne fournissent pas les mêmes cartes pour l’avenir. S’en tenir à la répartition spontanée des marchés par la concurrence, c’est se condamner à subir l’état de fait. Si l’Europe peut se féliciter de succès dans le domaine de l’espace et de l’aéronautique, cela n’est pas dû aux seules vertus de la compétition entre firmes. C’est l’intervention de gouvernements qui a permis le décollage de ces activités. Certes, l’UE reconnaît la nécessité d’aider la recherche, mais les aides remboursables, ainsi que la garantie d’achat par des compagnies nationales, qui ont soutenu Airbus au départ, vont au delà de l’appui habituel à la recherche.
La construction européenne cherche à mettre en avant un esprit européen qui fait prévaloir un intérêt communautaire. Dans certains cas, elle s’est même appuyée sur une préférence communautaire. Dans le domaine industriel, cela pourrait prendre la forme de favoriser la constitution d’entreprises européennes. On sait que le statut de société européenne a mis bien longtemps à voir le jour. Il ne s’agit cependant pas seulement de cela, il s’agit d’encourager la constitution de "champions européens’’. Ils peuvent tout aussi bien être des champions à base nationale (Thomson ou Philips), que vraiment européens (EADS). Quoiqu’il en soit, un tel objectif ne peut être dévolu au seul approfondissement du marché unique. On pourrait attendre de la politique industrielle, tout comme celle de la concurrence, qu’elles le favorisent. Dans ce sens, la Commission jouerait effectivement un rôle en faveur de l’intérêt communautaire. Dans la pratique, bien que l’expression entreprise Europe soit couramment utilisée par la DG entreprise, cela ne semble pas se traduire par une perspective d’entreprise européenne. Ce faisant, l’échelon européen apparaît comme une sous partie d’un vaste ensemble mondial, mais sans autre spécificité que géographique.
La Commission oppose à cette conception l’argument suivant (Com 2004b p. 4) : « Les avantages de la concurrence illustrent […] le risque que recèlent les arguments en faveur de la création de champions nationaux. Il n’y a aucun inconvénient à ce que des entreprises atteignent une taille suffisante pour soutenir la concurrence au niveau mondial, mais il faut que cela se fasse dans un environnement concurrentiel et dans le respect des règles de concurrence ». Comme la Commission définit les règles en question, elle peut sembler juge et partie. Les rapprochements qui ont été bloqués ou bien ceux qui ont été découragés, avaient-ils lieu en dehors d’un environnement concurrentiel ? L’exemple de l’aéronautique signalé plus haut souligne par ailleurs le caractère abstrait du point de vue de la Commission.
Bien que la concurrence ne doive pas être recherchée pour elle-même, la Commission donne l’impression de rechercher l’instauration de la concurrence en soi, ce que traduit l’attachement à la notion de « concurrence effective » (Com 2004b p. 17). Par un phénomène courant, le moyen devient donc le but.
La Commission annonce qu’elle conduira des études sectorielles pour déceler les obstacles à la concurrence. Elle note : « Les critères évidents pour évaluer un marché quelconque sont le degré de concentration et les indices de collusion, mais une série d’autres indicateurs comme des tendances de prix non liées à l’évolution des facteurs de coûts ou de la demande, des différences de prix irrégulières, l’absence d’innovation ou d’apparition de nouveaux concurrents, le faible taux de changement de fournisseur de la part des consommateurs ». Le degré de concentration ne donne pourtant pas d’indication solide sur l’intensité de la concurrence. À cet égard, Fisher (1989 p. 119) souligne : « la théorie de l’oligopole est remarquablement silencieuse sur la question de savoir quels sont les degrés de concentration dangereux ». En outre, l’intensité de la concurrence ne peut pas être constamment à un haut niveau, contrairement à ce que semble considérer la Commission. L’absence d’innovation ou bien le faible taux de changement de fournisseur ne sont pas nécessairement des signes négatifs. Outre le fait que l’innovation ne se décrète pas, les relations de long terme entre clients et fournisseurs apportent des avantages en terme d’efficacité. Elles permettent aux partenaires de partager des informations et établissent une relation de confiance. De la même façon, si la stabilité de certaines données économiques illustre la mise en place de routines, cela traduit aussi des phénomènes d’apprentissage et d’acquisition d’expérience qui permettent à l’entreprise de consacrer ses moyens à de nouveaux problèmes.
Finalement, la vision implicite selon laquelle la concurrence instituerait nécessairement un renouvellement perpétuel est certainement valable pour certains modèles, mais ne peut convenir à l’économie réelle qui a besoin d’une certaine stabilité de relation. L’inertie et la pesanteur sont deux paramètres fondamentaux de la vie réelle.
3. Améliorer la compréhension sectorielle ?
Les arguments précédents soulignent que la politique industrielle ne devrait pas rester subordonnée à une conception absolue de la concurrence. L’efficacité économique et sociale, plus que la concurrence effective devrait être l’objectif recherché. La politique industrielle devrait également s’aventurer au delà d’une politique « d’environnement ». Face aux inquiétudes de désindustrialisation, aux critiques sur la concurrence, aux déboires rencontrés avec plusieurs décisions rejetées par la Cour de Justice des Communautés Européennes (CCE), la Commission a, du reste, engagé plusieurs réformes. Cette inflexion reste néanmoins d’ampleur limitée.
La Commission annonce vouloir améliorer son expertise économique et mettre plus l’accent sur l’analyse économique dans l’évaluation des situations concurrentielles. Déjà, la révision des lignes directrices sur les relations verticales et les ententes avait montré une meilleure compréhension des phénomènes réels. Elle reconnaissait ainsi que certains accords restreignant la concurrence (distribution exclusive, franchise...) avaient des justifications économiques solides.
En ce qui concerne le contrôle des concentrations, la nouvelle approche la conduit à mettre en avant, non plus seulement le bilan concurrentiel d’une opération, mais aussi le bilan économique global. Elle se rapproche ainsi des législations américaine et française (Wachsmann 2004). La Commission reconnaît à présent plus volontiers qu’une opération de concentration amène généralement des économies de coûts ou d’autres améliorations. Néanmoins, elle n’admet toujours pas franchement que des gains d’efficacité peuvent justifier une réduction temporaire de la « concurrence effective ». En effet, elle note qu’elle peut décider, au vu des gains d’efficacité produits par la concentration, que celle-ci n’entrave pas d’une manière significative une concurrence effective ». (Com 2004b p. 13). Si l’on comprend bien, la Commission pourra décider qu’une entorse à la concurrence n’en est pas une, cela lui permettra d’accepter une opération de concentration. Le point de vue reste étonnamment jésuitique. L’approche reste aussi imprégnée d’une déférence exagérée envers la concurrence théorique. « Les lignes directrices […] permettent à la Commission de mieux distinguer les concentrations préjudiciables à la concurrence, de celles qui au contraire la renforcent » (2004b p. 13). On comprend qu’une bonne concentration, ce ne peut être qu’une concentration qui renforce la concurrence. En fait, à lire la Commission (Com 2004b p. 12), on a le sentiment qu’il n’y a toujours que deux catégories de concentrations : celles qui concernent une restructuration nécessaire et porteuse d’efficacité qu’il faut donc encourager et celles qui entravent la concurrence, qu’il faut donc refuser. Cette conception reste particulièrement réductrice. Si la concentration introduit une présomption d’entorse à la concurrence, elle introduit tout autant une présomption d’amélioration de l’efficacité. Une opération de concentration à froid, qui n’aurait d’autre objectif qu’améliorer la position compétitive de l’entreprise finale ne pourrait-elle être justifiée ? La Commission considère donc encore que sa fonction principale est d’entretenir un cadre exigeant de concurrence interne pour endurcir les entreprises locales. Face aux différentes critiques, elle répond : « Les règles en matière de contrôle des concentrations ont en fait aidé les entreprises européennes à s’adapter aux défis du marché intérieur comme des marchés mondiaux » (Com 2004b p. 13). Étant donné que la Commission détermine les règles de concentration, comme l’ampleur des défis, et établit même les bilans, on ne peut à nouveau s’empêcher de penser qu’elle est juge et partie.
S’agissant de la politique industrielle, la Commission envisage à présent une démarche plus sectorielle. L’idée apparaît modestement en 1998, plus sérieusement en 2002. Elle est présentée d’abord comme une adaptation de la politique horizontale à chaque secteur spécifique (Com 2002 p. 32). Dans la communication de 2002, cette option n’occupe qu’un paragraphe, qui est cependant accompagné d’une annexe spécifique concernant quatre secteurs. La Commission souligne qu’il s’agit de tenir compte de caractéristiques particulières, de développer une expertise, mais surtout pas de fragmenter la politique de compétitivité. L’orientation devient plus évidente en 2004 : « une application de la politique industrielle différenciée selon les secteurs » (Com 2004a p. 39). La diversité des situations est nettement reconnue, à la fois dans les besoins sectoriels d’intervention, mais aussi parce que l’industrie des dix nouveaux membres se trouve dans une situation assez différente de celle des quinze anciens. Néanmoins, comme si cela représentait un danger, cette nouvelle orientation est accompagnée de restrictions : « le développement […] d’activités en matière sectorielle ne correspond pas à un retour aux politiques interventionnistes du passé » (Com 2004b p. 39). Bien que trois pages sur quarante deux soient consacrées à l’orientation sectorielle, dans la conclusion, comme dans le communiqué de presse, elle représente néanmoins un des trois principaux domaines d’action mis en avant. Cela souligne certainement l’enjeu attaché à cette thématique.
Les déclarations de G. Verheugen, nouveau Commissaire à l’industrie, au journal Le Monde du 06/01/2005, traduisent ces évolutions : « La politique de concurrence est un des joyaux de la Commission. Il est vital que l’indépendance de notre autorité de concurrence demeure. Malgré cela, nous devons discuter de la façon dont nous nous comportons dans les cas de fusion d’entreprise, dans l’intérêt général de l’Europe. S’il s’agit de favoriser l’apparition de champions européens, j’y suis clairement favorable ». Le débat reste néanmoins ouvert puisque M Barroso, président de la Commission, déclarait pour sa part le 02/02/2005 au Financial Times : « Il y a une tendance en Europe, confrontée à une concurrence accrue venant d’autres parties du monde, à rechercher des politiques interventionnistes. Je ne suis pas contre les champions européens, mais ils doivent sortir de la compétition. […] Quand les autorités publiques choisissent leurs champions, elles gâchent généralement de l’argent public ».
Au total, le projet de Traité conforte les principes traditionnels, mais aussi l’orientation développée par la Commission, qui font de la libre concurrence » le juge de paix de nombreuses politiques dans le domaine économique, notamment celui de la politique industrielle. L’approfondissement de la concurrence apparaît même un objectif en soi, or la conception de la concurrence qui préside à l’action de la Commission est abusive. Elle ignore les inconvénients d’une concurrence excessive, bride l’intervention publique et gêne même l’action de certaines entreprises. À l’opposé, il convient de rappeler que la « libre concurrence » n’acquiert son efficacité qu’en raison du cadre qui lui est donné. La concurrence n’a aucune légitimité à devenir un objectif en elle-même, elle n’est qu’un moyen pour atteindre les fins que la société lui assigne.
Bibliographie
- Commission [2002] « La politique industrielle dans une Europe élargie » COM (2002) 714 final, 40p.
- Commission [2004a), « Accompagner les mutations structurelles : Une politique industrielle pour l’Europe élargie » COM (2004) 274 final 20/04/2004, 48 p.
- Commission [2004b), « Une politique de concurrence proactive pour une Europe compétitive » COM (2004) 293 final 20/04/2004, 22p.
- Fisher. F (1989), « Games economists play : a non cooperative view » Rand Journal of Economics Vol. 20 n°1 spring, pp. 113-124.
- Hamdouch. A, [1998], « Concurrence et coopération inter-firme », Economie Appliquée, tome LI, n°1, p.7-51.
- Mc Nulty. P. J, [1968], « Economic theory and the meaning of competition » Quarterly Journal of Economics, vol LXXXII, n°4 nov., pp. 639-656.
- Shapiro.C [1989) « The theory of business strategy », Rand Journal of Economics, Vol. 20, n°1, spring, pp. 125-137.
- Schumpeter. [1946), « Capitalisme, socialisme et démocratie », Payot.
- Wachsmann. A [2004], « Gains d’efficacité et bilan économique : nouvel eldorado ? », Revue de la DGCCRF jan-fev-mars, pp. 1529.
La fiscalité dans le projet de traité
L’harmonisation sans coordination : toujours le moins disant fiscal ?
On sait que l’approfondissement du marché unique, la mise en place de l’Euro, puis l’élargissement constituent un cadre propice à la concurrence fiscale. Elle s’exerce déjà sur les facteurs de production les plus mobiles. C’est ainsi que les taux frappants les entreprises, comme l’épargne, ont notablement diminué ces quinze dernières années. En 2003, la moyenne de l’impôt sur les sociétés était descendue à 29,8% dans l’UE 15 (14,5 points depuis 1986), à 21,5% pour les nouveaux membres, et à 35,4% pour la France. Certains pays ont des législations encore plus favorables : en Estonie les bénéfices réinvestis sont exonérés, l’Irlande a fixé son taux à 12,5%. À plusieurs reprises, la Commission et certains gouvernements ont cherché à favoriser une harmonisation fiscale. Ces tentatives, malgré quelques améliorations techniques, n’ont pas débouché sur une véritable harmonisation, faute d’accord entre les pays membres. Un code de bonne conduite a tout même été accepté.
Le projet de traité n’apporte rien de plus dans ce domaine, pourtant crucial. Les espoirs qui étaient mis dans le passage à la majorité qualifiée pour traiter des questions fiscales sont déçus. L’article III171 précise que les décisions concernant les taxes devront être prises à l’unanimité, le parlement ne disposant que d’un pouvoir consultatif. En outre, les articles concernant la loi, ou la loi cadre européenne, qui du reste ne peut être acceptée qu’à l’unanimité, prennent le soin de préciser qu’ils ne concernent pas les dispositions fiscales ou relatives à la libre circulation des personnes ou au droit des travailleurs (III-172-2). Le texte final du projet est même en retrait par rapport à celui de la Convention. En effet, dans la première version il était prévu de décider à la majorité qualifiée pour les mesures de coopération administrative ou de lutte contre la fraude fiscale et l’évasion fiscale illégale. Dans ces mêmes domaines, l’article 11-63 (supprimé) prévoyait une procédure à majorité qualifiée pour l’impôt sur les sociétés.
Les considérations précédentes ne signifient pas que l’UE reste, ou restera inactive. Une procédure d’harmonisation est actuellement en cours pour la fiscalité des entreprises (décision du conseil, juillet 2002). Il s’agit d’établir des bases d’impositions communes. Cette démarche, en l’absence d’action conjointe sur les taux, renforcera cependant la concurrence fiscale, puisqu’elle supprimera des éléments d’opacité dans la comparaison des fiscalités (CF. rapport Conseil des Impôts 2004 p. 242). Certains responsables apparaissent favorables à la compétition fiscale. Fritz Bolkestein, précédent Commissaire chargé de la fiscalité, ne déclarait-il pas au Monde le 21/02/2004 : « Une fois que l’assiette sera harmonisée, les écarts de taux entre les pays vont s’accroître, car les États vont répercuter sur les taux – et faire apparaître au grand jour – les différences d’imposition qui étaient cachées dans le calcul de l’assiette. Dans un second temps, grâce à la concurrence fiscale, les taux vont se rapprocher de nouveau. […] Si on adoptait la proposition de l’hebdomadaire The Economist en réduisant le taux de l’Is à zéro, ces problèmes [optimisation fiscale] seraient résolus. La suggestion n’est pas absurde, car, in fine ce ne sont pas les entreprises qui paient les impôts, mais les personnes ».
Pour aller plus loin :
Rapport du Conseil des Impôts [2004] « La concurrence fiscale et l’entreprise ».
Rapport du Conseil d’Analyse Économique [2003], « La France est-elle compétitivité ? », La Documentation Française.
Joumard. I [2002], « Les systèmes fiscaux des pays de l’UE », Revue Économique de l’OCDE, no34 2002/1, pp. 98-160.
Rapport DG taxes et tarifs douaniers, [2004], « Structures on the taxation systems in the EU 1995-2002 » Commission européenne.
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