Faut-il défaire ou pas l’Euro et la construction européenne pour les amender ? Compte-rendu de l’ouvrage de Frédéric Lordon : La Malfaçon - Monnaie européenne et souveraineté démocratique
René Kahn, Université de Strasbourg (BETA)
Un débat essentiel divise aujourd’hui la communauté des économistes (on trouve les mêmes interrogations dans d’autres disciplines), mais qui hélas associe assez peu les citoyens, à propos de la construction européenne, de ses politiques économiques et de l’Euro. Certains comme Michel Aglietta, Daniel Cohen ou Michel Dévoluy, etc. préconisent le maintien de l’Euro sous réserve d’aménagements plus ou moins importants de l’architecture institutionnelle européenne et des règles qui régissent la politique de la monnaie unique, alors que d’autres comme Jacques Sapir, Jean-Jacques Rosa, ou Emmanuel Todd, appellent à son abandon. Le dernier livre de Frédéric Lordon : La Malfaçon (Editions LLL – Les Liens qui Libèrent, 2014), soulève avec le sens de la formule qui caractérise désormais son auteur, un ton et une rudesse d’analyse qui ne sont pas dénués d’audace, un ensemble de questions socio-économiques, monétaires, politiques et sociales, fondamentales. Il montre en particulier qu’un modèle économique qui s’affranchit, dans son fonctionnement, de la démocratie, n’est pas viable. En ce sens, La Malfaçon est un livre difficile et polémique mais intéressant.
Mots-clefs : construction européenne, thérapie de choc, Union économique et monétaire (UEM).
Citer cet article
René Kahn « Faut-il défaire ou pas l’Euro et la construction européenne pour les amender ? Compte-rendu de l’ouvrage de Frédéric Lordon : La Malfaçon - Monnaie européenne et souveraineté démocratique », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 30, 31 - 36, Eté 2014.
L’approche des élections pour désigner les eurodéputés au Parlement européen a généré, au-delà des arguments europhobes, une saine critique de la construction européenne, une analyse des carences politiques et économiques de ses institutions, en particulier des politiques économiques et la monnaie unique. [1] Parmi les ouvrages les plus virulents qui soutiennent une autre conception de l’Europe, figure en bonne place en France, celui de Frédéric Lordon, La Malfaçon. Les thèmes développés dans ce livre ne sont pas tous originaux mais ils sont présentés sous une forme qui favorise une confrontation approfondie des analyses, des interrogations et des points de vue. Nous avons retenu quelques-unes des questions qu’il soulève et qui devraient interpeller l’hémicycle dans sa nouvelle configuration ainsi que les citoyens européens.
Défaire, réformer ou reconstruire autrement l’Europe et l’Euro ?
Moins de 15 ans après sa création l’UEM fait l’objet de toutes les critiques pour ce qu’elle est comme pour ce qu’elle aurait dû être. Un débat sur un éventuel abandon de l’Euro a émergé, associé à une possible défaillance de solvabilité ou de liquidité d’un État de la zone mais pas seulement. On lui reproche également un défaut d’intégration politique, normalement associé à ce type d’intégration régionale très poussée, ainsi qu’une conception de la monnaie unique qui paralyse les politiques économiques non intégrées des États membres (politiques budgétaire et de l’emploi, essentiellement). En dépit des dispositifs adoptés récemment (TSCG, MES, Union bancaire) et des initiatives de la BCE (rachat de titres de dettes souveraines sur le second marché ou OMT) l’organisation de l’Euro, sous sa forme actuelle, semble ne pas être viable. L’expression qui revient le plus souvent est que l’Europe « est au milieu du gué », que son intégration économique est inachevée et son intégration politique et sociale très fragmentaire. Le débat fait donc apparaître deux options : revenir en arrière ou aller de l’avant. Frédéric Lordon fait partie des économistes qui posent sur l’Europe et sur l’Euro un regard très critique. « On jugera donc l’Europe à ses résultats : des régressions sociales sans précédent, … ». S’il assume pleinement et sans concession la sévérité de son jugement, il ne manque pas non plus d’arguments tant économiques (l’auteur connaît très bien les questions financières, budgétaires et monétaires) que politiques et sociaux pour dénoncer « les impasses du modèle européen ».
Ses propositions indiquent une troisième voie : revenir en arrière, abandonner l’Euro pour reconstruire ultérieurement l’Europe sur des bases nouvelles (comme par exemple une monnaie commune, dans une approche keynésienne) en s’affranchissant de l’excès d’économisme qui caractérise l’Europe actuelle. L’idée générale est que l’Europe a davantage favorisé la mondialisation néolibérale que le développement équilibré de son espace, mais aussi qu’elle comporte, au-delà des défauts techniques de l’UEM, des aspects - y compris dans l’ordre monétaire -, insuffisamment pensés ou retors. L’auteur qui se déclare très favorable au développement de la coopération et des échanges entre les pays et les peuples européens, souhaite les élargir aux aspects extra-économiques et non-marchands, estime cependant que les modalités dans lesquelles l’Europe s’est engagée sont perverties par des vices de construction dirimants et inamendables. « A l’évidence, on ne peut plus rien essayer dans le carcan de l’Euro. En vérité, il a été délibérément construit à cette fin : qu’on ne puisse rien y essayer ! … C’est pourquoi il importe d’en sortir ». Car le plus grand défaut de cette construction et que la crise actuelle ne fait que révéler, ne procède pas d’une incohérence technique mais de la volonté d’écarter, dans son fonctionnement même, la souveraineté populaire et le débat démocratique. Cette malfaçon ne peut plus seulement être analysée en termes vagues de « carence démocratique », elle doit être placée au centre de l’analyse, d’où le sous-titre de l’ouvrage : « Monnaie européenne et souveraineté démocratique » et reconnue comme la cause première de tous les dysfonctionnements du modèle européen. Il s’agit donc ici, non pas de réformer et d’amender l’existant mais de revenir pour un temps aux institutions nationales (notamment monétaires) pour reconstruire une union politique européenne sur des bases radicalement différentes. Évidemment la question que soulève une telle proposition réside moins dans les modalités techniques, précisément exposées (annexe pp. 219-226), que réclameraient les ajustements de change internes et externes, spécifiques à l’introduction d’une véritable monnaie commune, en remplacement de la monnaie unique et après restauration des monnaies nationales, elle est plutôt à caractère historique et politique : peut-on véritablement défaire l’Europe pour la reconstruire autrement ?
La conception monétaire de l’Allemagne, exigences fondées ou peurs irrationnelles ?
Pour Frédéric Lordon, s’il faut refaire l’Europe et l’Euro, c’est parce que les deux ont été bâtis dans des circonstances politiques exceptionnelles mais surtout sous des influences doctrinales aujourd’hui discutables. Pour s’en tenir ici à l’Euro, rappelons qu’il s’agit d’une contrepartie obtenue par la France à la réunification politique allemande mais aux conditions posées par l’Allemagne. L’historique de ce compromis est bien connu (Morand 2001), il rappelle que le système européen a été calqué en grande partie sur le modèle de l’ordo-libéralisme allemand. Les règles qui régissent la monnaie européenne sont une copie conforme du projet allemand (y compris le pacte de stabilité). Selon F. Lordon, certains comportements économiques (l’orthodoxie monétaire, la défiance vis-à-vis de l’aléa moral, l’appel à la fonction disciplinaire des marchés) seraient façonnés par des mythes (croyances, récits, identités) qui expliquent l’esprit des institutions allemandes et les réticences actuelles tant de la Bundesbank que de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. La conception allemande de la monnaie serait moins marquée par la grande dépression (1929-1932) que par l’hyperinflation de 1923 et la mise en œuvre des principes de l’ordo-libéralisme mis en application en 1949 sous la forme de l’économie sociale de marché. Ce que F. Lordon dénonce avec d’autres c’est le caractère inflexible et irrationnel du rapport allemand à la monnaie, dans une zone aussi hétérogène, même si les critères économiques retenus et les dispositions qui fondent « l’obsession allemande » (l’indépendance de la BCE, l’orthodoxie budgétaire, l’établissement de seuils pour le déficit, le déficit structurel et la dette, etc.) sont également fondés sur des travaux académiques largement utilisés au sein de la communauté scientifique (démonstration des avantages de l’union monétaire, théorie des zones monétaires optimales, etc.). Quoiqu’il en soit, cette conception particulière de la monnaie, sanctuarisée par les traités, débouche sur une monnaie unique aux propriétés minimalistes (pas de politique de change, pas d’émission monétaire conjoncturelle, pas de possibilité de refinancement des États par la banque centrale, une solidarité minimaliste (clause de no bail-out compensée partiellement par le MES), toujours problématique compte tenu de ses conditions drastiques d’application (cures d’austérité, surveillance ou mise sous tutelle des politiques nationales). En résumé, la monnaie européenne telle qu’elle a été conçue, neutralise les principaux instruments de la politique économique conjoncturelle (orientation des excédents, création monétaire, dévaluation, etc.) dont l’Europe aurait pourtant bien besoin. L’Allemagne étant prête à sacrifier l’Euro – son opinion publique comme la Cour de Karlsruhe, estiment qu’il n’est pas dans la mission de la BCE de sauvegarder l’Union monétaire à tout prix – s’il le faut, afin de garantir le respect de ses propres principes monétaires. Frédéric Lordon suggère d’édifier une union monétaire avec monnaie commune qui aurait tous les attributs voulus pour redonner aux Etats une marge de manœuvre à l’abri de la spéculation, éventuellement, sans la participation de l’Allemagne. Car au-delà des exigences de l’orthodoxie monétariste imposée à tous, les acteurs économiques allemands qui se voient au cœur de l’Europe comme une « grosse Suisse débonnaire », n’ont pas la volonté d’endosser un rôle particulier dans la gestion du régime monétaire européen. L’accumulation d’excédents commerciaux et la suprématie économique leur paraissent opportunes et suffisantes. Dans ces conditions, « il est préférable de renoncer à faire monnaie partagée avec l’Allemagne », l’Euro n’étant au service que d’une seule cause, au mieux celle des seuls pays d’Europe du nord.
Des divisions doctrinales profondes sur les politiques européennes et la stratégie à suivre
Sur le diagnostic comme sur les solutions à adopter, les économistes, comme les États, sont très divisés et cela montre que la connaissance des mêmes équations ne conduit pas nécessairement aux mêmes solutions (Devoluy 2011, Lefeuvre 2011, Les économistes atterrés 2013, Lorenzi & de Boissieu 2013). Les divisions ne reposent pas seulement sur des antagonismes d’intérêts qui recouvrent des situations très disparates et qui opposent par exemple, l’Allemagne à la France et à la Grande Bretagne, mais avant tout sur des positions doctrinales très éloignées. Chose inhabituelle, le clivage semble à peu près indépendant des options politiques puisque ces deux orientations (en faveur du maintien de l’Euro ou de son abandon) se retrouvent à droite comme à gauche, aussi bien chez les partisans de l’orthodoxie que chez les hétérodoxes. La frontière qui sépare les options passe également à l’intérieur des écoles, chez les régulationnistes comme chez les « économistes atterrés ». L’ouvrage de Frédéric Lordon : « La malfaçon », qui relève du second groupe, a plusieurs mérites : il formule un diagnostic franc et radical, analyse les causes de dysfonctionnement (partie 1 : Impasses de l’Europe) et préconise des solutions (Partie 2 : En sortir). L’auteur y dresse d’abord clairement un constat d’échec de l’Euro (une monnaie qui n’est pas au service de l’économie réelle et ne fonctionne pas, ne mérite pas d’exister), ainsi que des politiques économiques mises en place par l’Europe y compris dans les incitations et les règles qu’elle impose aux États-membres (équilibre budgétaire, financement des dettes souveraines sur les marchés de capitaux, politiques d’austérité). L’Europe aurait permis à la crise financière initialement américaine via les mécanismes de dérégulation financière, de se diffuser et de se répercuter sur l’économie réelle et encouragé l’activité de spéculation par le système bancaire, engendrant, notamment dans les pays du sud, en dépit des « plans de sauvetage » successifs mais du fait des ajustements structurels exigés, une paupérisation inacceptable. Il porte ensuite un diagnostic sur les raisons de cet échec, notamment la conception monétariste inflexible que l’Allemagne a exigée de ses partenaires depuis la création de l’euro et développe un modèle alternatif de monnaie commune qui veut répondre aux principaux défauts du modèle actuel (l’impossibilité de la dévaluation, dans des situations nationales très différenciées, etc.) et l’éviction de la souveraineté démocratique sur toutes les questions de politique économique. Mais plus largement l’ouvrage nous interroge sur la nature et la valeur des arguments échangés à l’occasion de ce débat.
En l’état des connaissances actuelles, ce débat peut-il être rationnellement tranché avec les seuls arguments techniques ? La réponse qu’apporte Frédéric Lordon est clairement négative. En faisant appel autant au raisonnement économique qu’à la philosophie politique, il démontre que l’inscription des règles de politique économique dans des traités, l’instauration de la libre circulation des capitaux, la concurrence entre les acteurs, la financiarisation sur les marchés obligataires des dettes souveraines, le principe de l’indépendance de la Banque Centrale ou de la priorité de la lutte contre l’inflation, constituent non pas de simples solutions à des problèmes techniques mais les bases institutionnelles d’une révolution politique silencieuse et délibérée, opérant l’éviction du débat politique au profit de règles générales de pilotage automatique, aveugles aux situations conjoncturelles et aux disparités nationales. Il soutient, en outre contre la position des fondateurs de l’Europe, notamment Jean Monnet (Kahn, 2011), qu’une véritable communauté politique européenne ne pourra jamais s’édifier à partir des seules considérations « techniques » et de « solidarités économiques de fait », a fortiori s’il s’agit de la force disciplinaire des marchés, de règles de pilotage de l’Euro et de la concurrence « libre et non faussée ». La solution à la crise actuelle ne réside donc pas pour lui, dans une nouvelle ingénierie financière (politique de change, mutualisation de la dette, Eurobonds, convergence fiscale, budget européen, etc.) mais dans l’édification d’une véritable souveraineté européenne pouvant librement et démocratiquement débattre de ces questions et y apporter des solutions issues de compromis politiques.
Les marchés peuvent-ils se substituer aux mécanismes démocratiques ?
Un des intérêts de cet ouvrage est de susciter ou poursuivre une réflexion sur les rapports entre le politique et l’économique et plus précisément sur les relations entre la démocratie et le marché, réflexion engagée il y a déjà de nombreuses années par Michel Foucault (Cours au Collège de France sur la gouvernementalité libérale, 1979) et plus récemment par Jean-Paul Fitoussi (2004, 2013) et Gérard Kébabdjian (2006), à propos de l’Europe. Frédéric Lordon dénonce avec l’Euro sous sa forme actuelle « l’exposition des politiques économiques nationales à la puissance normalisatrice des marchés financiers mondiaux », rappelant que les marchés fonctionnent comme une force normalisatrice et disciplinaire à l’égard des États qui ne respecteraient pas les règles imposées à l’Europe par l’ordo-libéralisme allemand. Plus largement il soulève la question de la substitution des créanciers internationaux et des agences de notation au contrat social que les administrés passent avec leurs gouvernants et dénonce un « barbarisme politique majeur ». Sans doute l’Europe est-elle allée plus loin que les États eux-mêmes dans le pilotage par les règles le choix d’un arbitrage économique par le marché mais la dérive est déjà ancienne. La science économique est née on le sait sur l’idée que l’économie marchande repose sur des lois spécifiques indépendamment de toute considérations politique, religieuse, philosophique, morale, sociale, etc., qui autorise à la fois son édification dans la société sur des bases autonomes (le désencastrement pour reprendre la notion de Polanyi, l’écocratie selon Kébabdjian) et une approche strictement scientifique ou technicienne de ces questions. Cette idée a certes été contestée par des auteurs comme Amartya Sen, Jean-Paul Fitoussi, mais elle s’est imposée de façon éclatante dans la bureaucratie européenne, au point de s’incarner dans un ensemble de règles techniques, économiques et financières qui ont été consciencieusement placées en dehors de tout débat politique et de ce qui est encore perçu comme la faiblesse ou l’arbitraire des gouvernements. Ces règles sont inscrites dans le marbre de traités : critères de convergence, principe d’indépendance de la banque centrale, packs, règle d’or, TSCG, etc. Ce sont évidemment ces principes que Frédéric Lordon conteste et dénonce avec verve et vigueur.
Ces principes supérieurs, reposant sur des lois économiques ou règles de bonne gestion purement techniques de la monnaie et de la finance, pourraient ainsi s’affranchir du débat politique démocratique et s’imposer aux populations et à leurs représentants. Ils expliqueraient et justifieraient en grande partie la perception de carence démocratique qui est attachée aux institutions européennes. C’est précisément ce que conteste Frédéric Lordon pour lequel la violation du principe de la souveraineté populaire est simplement inacceptable. Pour lui, l’Europe, non seulement n’a pas laissé les peuples d’Europe participer à son édification mais elle a aussi organisé la récession. Dans ces conditions le retour du politique est incontournable, la science économique « finit par chuter sur ses impensés » et le rejet de l’Europe par les populations semble ainsi justifié. Comme le montrent les sondages et les enquêtes sociologiques, l’adhésion à l’Europe est affaire de niveau de vie : seuls les nantis et les classes moyennes-aisées ont une approche positive de l’Europe. L’Europe avec ses plans d’austérité a fait souffrir les plus modestes et continuera encore de les faire souffrir tant qu’elle ne sera principalement qu’opportunités d’affaires pour les esprits marchands et règles économiques inflexibles pour les autres.
L’Européisme, erreur de jugement ou option politique respectable ?
L’ouvrage de Frédéric Lordon identifie ses adversaires dans le contexte d’une bataille d’idées qui est aussi politique. On ne sera pas surpris d’y retrouver une dénonciation justifiée de la finance internationale débridée et du néolibéralisme. On peut par contre s’étonner de la critique très virulente qui s’abat sur les partisans d’une réforme ou d’un amendement de la construction européenne et de l’Euro qui préfèrent les aménagements au renversement de la table européenne (défaut du remboursement de la dette, retour momentané aux institutions nationales y compris monétaires). C’est que pour Frédéric Lordon, l’espoir de faire progresser l’Europe avec la volonté de préserver les institutions européennes est totalement irréaliste dans le contexte des Traités. Selon cet auteur qui ne méconnaît pas le coût de sortie de l’Euro, même s’il le sous-estime encore fortement, l’Européisme non seulement accumule les erreurs d’analyse, les naïvetés et les aveuglements mais il est surtout « … devenu le plus sûr ennemi de l’Europe. Au point de destruction économique et sociale où nous sommes, … il n’existe vraisemblablement plus aucune solution disponible pour une reconstruction européenne à froid. Il n’y aura donc pas d’autre alternative, … ». La sortie de l’Euro pour un pays comme la Grèce, avec défaut au moins partiel, sur la dette souveraine, réarmement de la banque centrale nationale, dévaluation, reprise en main du secteur bancaire, contrôle des capitaux et réorganisation de la fiscalité, semble selon Frédéric Lordon, inéluctable et même souhaitable. Car en dépit d’un taux de croissance négatif et un taux de chômage supérieur à 25%, l’intégralité du déficit budgétaire est déjà imputée au service de la dette (le solde primaire serait même redevenu positif en 2014). Il ne s’inquiète ni des conséquences de ce défaut sur les institutions financières (FMI, FESF, BCE), « la banque centrale ne peut avoir de problème de liquidité car elle est la liquidité » ni du risque de contagion « qui fait partie des événements désirables. Car il est maintenant plus que temps d’en finir » (p. 109). L’effondrement endogène de la construction monétaire européenne lui semblerait une issue providentielle car le niveau effarant de l’endettement public ne s’explique que par l’inconséquence du système bancaire et financier (incitation au surendettement, spéculation effrénée, organisation de l’évasion fiscale et du droit exclusif des créanciers, etc.) qu’il serait temps de mettre par terre en limitant les dégâts collatéraux (là encore la Banque Centrale a le pouvoir d’éviter la panique bancaire, bank run ou le credit crunch ) faute de pouvoir les réformer. Cet effondrement est présenté comme le point de départ d’une réhabilitation possible de l’Etat, de l’espace national et local, de la souveraineté populaire et d’une grande bifurcation pour le modèle économique et financier. Il s’agit de sortir de l’Euro pour « commencer à sortir du capitalisme ». Il émane de certaines pages un esprit « tontons flingueurs » qui pourraient réjouir si elles ne jouaient pas consciemment avec le risque d’une crise politique et sociale aux conséquences incalculables. Notre sentiment est que ce pamphlet est une réponse au cynisme des puissants. Le défaut est donc bien présenté ici comme une arme politique. L’auteur préconise une thérapie de choc. Toute autre formule visant à réguler, améliorer, corriger l’architecture européenne existante ou destinée à la faire progresser vers une intégration politique plus poussée est récusée et frappée de nullité. Pour F. Lordon, l’Europe dite de la paix « est en fait une machine à destruction sociale qui engendre la guerre »
C’est sans doute dans sa radicalité que l’ouvrage montre une forme de contradiction dans le raisonnement. S’il n’existe pas de mécanisme économique en soi, indépendant de toute considération politique, si la construction européenne n’est ni un jeu d’équations, ni un système dont l’étude des rouages permettrait de conclure avec certitude qu’ils conduisent à un état certain et dévasté de l’économie et de la société, « l’Européisme » qui s’emploie à préserver ce qui peut l’être, moyennant des aménagements substantiels ou des ruptures salvatrices (fédéralisme, planification fédératrice, etc.), reste par conséquent une option politique ouverte et soumise à la discussion.
Eléments de bibliographie
Dévoluy, Michel 2014, Comprendre le débat européen, Seuil.
Dévoluy, Michel (2011), L’Euro est-il un échec ? Documentation française.
Fitoussi, Jean-Paul (2004), La démocratie et le marché, Grasset.
Fitoussi, Jean-Paul (2013), Le théorème du lampadaire, LLL – Les Liens qui Libèrent.
Foucault, Michel (1979), Cours au collège de France : Naissance de la biopolitique.
http://michel-foucault-archives.org/?Naissance-de-la-biopolitique.
Kahn, René (2011), « La méthode Jean Monnet ou l’illusion de l’intégration politique par l’économie », in Dévoluy Michel & Koenig Gilbert (dir.), « L’Europe économique et sociale : singularités, doutes et perspectives », PUS.
Kébabdjian, Gérard (2006), Europe et globalisation, L’Harmattan.
Lefeuvre, Evariste (2011), Sortir de l’Euro, une idée dangereuse, Eyrolles.
Les économistes atterrés (2013), Changer l’Europe !, LLL – Les Liens qui Libèrent.
Lordon, Frédéric (2014), La Malfaçon - Monnaie et souveraineté démocratique, LLL – Les Liens qui Libèrent.
Lorenzi, Jean-Hervé & De Boissieu Christian (2013), Et si le soleil se levait à nouveau sur l’Europe ? Fayard.
Morand, Pascal (2001), La victoire de Luther. Essai sur l’Union économique et monétaire, Biblioteca Europea, Vivarium Napoli MMi.
[1] De fait, l’absence de politique économique conjoncturelle et les règles qui régissent la monnaie unique parmi lesquelles : l’indépendance de la BCE, l’unicité de sa mission, la quasi-stabilité des prix ou une inflation modérée, (autour de 1 % l’an), l’équilibre budgétaire des États membres, le financement des dettes par les marchés financiers, le principe de non solidarité budgétaire entre les États membres, etc.
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