Les objectifs politiques européens de compétitivité et de cohésion territoriale sont-ils compatibles ?
Jean-Alain Héraud, Université de Strasbourg, CNRS, BETA et Association de Prospective Rhénane.
Depuis le tournant du millénaire, l’Europe s’est orientée, en matière de développement territorial, vers une approche clairement axée sur la compétitivité et la mise en valeur de l’excellence. L’application de l’agenda de Lisbonne à la politique régionale a mené les divers acteurs de la gouvernance des territoires à fonder cette compétitivité sur des infrastructures scientifiques et techniques et des actifs immatériels emblématiques de la « société fondée sur la connaissance ». Du concept de compétitivité à celui de compétition il n’y a qu’un pas. D’où la question émergente de la concurrence entre territoires : quelle est la légitimité théorique et politique d’une telle concurrence ? Un aspect très concret de ce problème est l’arbitrage entre l’application parfois brutale de la nouvelle approche compétitive et la poursuite d’actions visant l’équité et la cohésion à tous les niveaux territoriaux.
Mots-clefs : développement durable, développement économique, développement régional, gouvernance territoriale multi-niveau, politique de cohésion, politique de compétitivité, politique de recherche et d’innovation, politique régionale, recherche et développement (R&D), stratégie de développement économique.
Citer cet article
Jean-Alain Héraud « Les objectifs politiques européens de compétitivité et de cohésion territoriale sont-ils compatibles ? », Bulletin de l’Observatoire des Politiques Économiques en Europe, vol. 20, 22 - 25, Été 2009.
La réforme des Fonds structurels, exprimant une certaine forme d’instrumentalisation de la politique régionale au service de la politique d’innovation, constitue un fait marquant du début du millénaire (Héraud, 2003). Ce fait ne poserait pas problème s’il ne remettait pas partiellement en question les principes de la politique de cohésion. De surcroît, suivre de manière simpliste l’injonction universelle de développement par l’innovation peut mener à de regrettables erreurs stratégiques comme la duplication de projets inadaptés par effet de mode, alors que la richesse et la diversité des territoires régionaux autoriseraient des développements originaux selon un jeu à somme positive.
La diversité des modes de développement
Rappeler l’objectif de cohésion ne signifie pas prôner le retour à une forme archaïque d’équité planificatrice pour contrebalancer les effets négatifs des politiques de compétitivité et de concentration sur les territoires d’excellence. Il s’agit de saisir les sources de créativité propres à chaque région pour assurer partout un développe-ment pertinent, c’est-à-dire adapté et durable. La créativité est un concept qui dépasse largement la sphère des sciences et des techniques. Il suffit de relire Schumpeter (1942) pour se convaincre que l’innovation ne se limite pas à l’application économique d’éléments nouveaux de connaissance formelle. Il y a aux fondements de l’innovation (i) de l’esprit d’entreprise autant que de la connaissance nouvelle et (ii) des idées nouvelles de tous ordres, a priori sans restriction sur leur nature. Dans cet ordre d’idées, on peut souligner qu’actuellement des études de plus en plus nombreuses sont consacrées aux nouvelles industries culturelles qui contribuent au développement des « villes créatives » et que les politiques d’innovation tentent ici et là de travailler sur la dimension « culture d’entreprise » et non plus unique-ment le « transfert de technologie ». L’excellence et l’originalité territoriales doivent être pensées dans un cadre plus large que la capacité de recherche au sens strict de la statistique publique.
En termes de philosophie politique, il ne s’agit pas de renoncer à une saine émulation des territoires - et de retourner à des formes d’aménagement privilégiant l’assistanat -, mais de stimuler dans chaque région des formes de créativité originales. En effet, le pire serait d’interpréter de manière réductrice le nouveau paradigme politique. C’est le manque d’imagination qui pourrait amener de nombreuses régions d’Europe à copier les mêmes recettes, à base de technologies de pointe à la mode. Dans les faits, seuls quelques territoires pionniers, et dont la masse critique le permet, seront gagnants à ce jeu.
Il y a aussi une certaine escroquerie intellectuelle à laisser penser que le paradigme économique de la compétition est applicable sans précaution aux institutions. S’il peut être admis (sous des conditions précises qu’il serait bon de rappeler par la lecture attentive des démonstrations de la science économique) que la libre concurrence des producteurs amène à une forme d’optimum collectif, c’est franchir un pas dangereux que d’étendre mécaniquement cette idée à des territoires et à des collectivités. Par contre, favoriser la prise de risque innovant et la liberté d’entreprendre collective au niveau régional nous semble être une bonne interprétation du message relayé dans les années 2000 par la Commission Européenne. De l’idée d’Espace Européen de la Recherche (EER), il faut retenir le principe d’une Europe des régions fondée sur la connaissance, mais en donnant à ce terme un sens moins étroit que celui qui est popularisé par les indicateurs de R&D en input et de brevets en output. De l’EER il faut aussi retenir l’idée que l’Europe est un espace commun et non un ensemble de compartiments nationaux ou régionaux en concurrence frontale les uns avec les autres.
Pour atteindre un bon montage institutionnel, susceptible de favoriser à la fois la remontée d’idées originales des territoires et la nécessaire mise en cohérence globale, il faut mettre en œuvre une gouvernance complexe, à la fois multi-acteurs et multi-niveaux, des poli-tiques de développement. La construction européenne a beaucoup contribué à la mise en place, dans chaque pays, de modèles de gouvernance multi-niveaux de la recherche et de l’innovation (Héraud, 2009). La mondialisation des économies et le déploiement stratégique des grandes entreprises qui jouent de plus en plus avec les territoires font de ces acteurs privés des partenaires incontournables des décideurs territoriaux, d’où l’importance croissante de la dimension « multi-acteurs ». Mais d’autres types d’acteurs peuvent jouer un rôle éminent, comme les organisations à but non lucratif financeurs de certains domaines de la recherche (ONG à vocation médicale), les associations œuvrant en faveur de l’environnement, les fondations encourageant la création scientifique ou artistique, etc.
Diverses expressions directes de la société civile peuvent contribuer à l’émergence de modèles de développement originaux des territoires. Le secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS) en est une forme importante. En effet, l’ESS est susceptible de faire émerger un type d’activité innovante en dehors des schémas habituels. Là, la créativité est plus sociétale que technique et porte l’espoir d’un développement durable presque par définition. En tout cas, si les secteurs associatifs ou coopératifs font émerger des activités nouvelles, ces dernières sont nécessairement encastrées dans le territoire et participent à sa mise en cohérence. La question est plutôt de savoir si elles sont durables économiquement.
Les exemples évoqués ci-dessus montrent la riche variété des modes de développement possibles des territoires. Ces modes se déclinent de manière variable selon le pays, mais aussi selon le type de territoire : rural ou urbain ; métropole régionale ou mondiale ; région anciennement industrialisée (potentiellement un atout, mais aussi une contrainte inertielle) ou relativement vierge ; etc. Par-delà cette diversité, nous voulons insister ici sur une question fondamentale, à savoir la relation entre la réussite du développement et le maintien de la cohésion territoriale.
L’articulation du développement avec la cohésion
Une des questions souvent soulevées dans la relation entre développement compétitif et cohésion territoriale est celle de la concentration croissante des activités fondées sur la connaissance. L’efficacité passe généralement par la concentration, ainsi que l’ont montré les travaux en économie géographique (de Michal Porter à Paul Krugman). La nouvelle vague des politiques de développe-ment par « clusters » ne fait que souligner ou accompagner ce phénomène spontané. Les effets de concentration géographique n’expriment pas seulement un mécanisme d’économies d’échelle, mais aussi d’effet de masse critique en termes de variété des acteurs et des compétences à réunir dans un territoire donné (économies de champ). Dans l’économie de la connaissance, ces circonstances profitent bien entendu surtout aux agglomérations urbaines de rang mondial, pour les secteurs technologiques comme pour les industries créatives. D’où la question de l’équité territoriale et les doutes qui s’expriment sur la compatibilité des politiques d’innovation et de cohésion.
Le diagnostic précédent mérite cependant quelques correctifs. Nous soulignerons en premier lieu le fait que le développement urbain autour de la haute technologie par exemple n’est pas une garantie de cohésion du territoire, ce qui limite le caractère « durable » de ce mode de développe-ment. L’existence de zones défavorisées est tout aussi caractéristique des grandes agglomérations que la présence de pôles technologiques et de quartiers d’affaires. La difficile alchimie urbaine peut se retourner contre l’agglomération en dégradant son attractivité. De plus, les travaux de Laurent Davezies ont montré que l’économie territoriale distingue de plus en plus les territoires où se forme la valeur ajoutée de ceux où elle se dépense. D’une manière générale, les territoires les plus créatifs et productifs ne sont pas systématiquement ceux où la vie est la plus agréable. Ainsi, la compétitivité techno-économique n’est pas forcément compatible avec l’équité, pas plus à l’intérieur des territoires qu’entre les territoires. Par contre, on peut avancer l’argument inverse : un territoire qui présente un minimum de cohésion en traitant de manière équitable ses diverses parties accroît ses chances de développe-ment endogène et surtout son attractivité (pour retenir ses acteurs et/ou attirer des talents au sens de Richard Florida).
Loin de s’opposer aux politiques de créativité et de compétitivité, les poli-tiques de cohésion ont donc des vertus multiples. On peut résumer ainsi l’argumentaire en leur faveur :
- elles se justifient pour elles-mêmes en référence à un argument de démocratie et d’équité ;
- elles facilitent le développement endogène, particulièrement sur la base de formes de créativité autres que technologiques : valorisant des identités culturelles spécifiques, tirant profit d’un contexte sociétal particulier, etc. ;
- elles sont a priori favorables à toute forme de développement exogène en augmentant l’attractivité du territoire.
On peut toutefois apporter des contre-arguments à cette présentation. C’est d’ailleurs là que réside toute la subtilité du débat sur la créativité. L’œuvre de Schumpeter nous éclaire sur le rôle ambigu de la crise : le concept de schöpferische Zerstörung (destruction créative) est au cœur de sa théorie de l’innovation et de son interprétation des cycles économiques à long terme. Gerhard Mensch (1979) montre, à la suite de Schumpeter et en s’appuyant sur des séries statistiques de long terme sur les brevets, que les phases de dépression économique sont celles où la créativité technologique est à son maximum. Il est clair que c’est souvent la nécessité qui pousse à l’action et aux stratégies de rupture. Néanmoins, en termes de territoires, les facteurs d’opposition et de crise ne peuvent produire un tel dépassement sans un minimum de reconstruction de cohérence.
Pour conclure, on peut dire que les régions, avec leurs territoires particuliers et parfois disparates, peuvent tirer profit des politiques nationales et communautaires de diverses manières pour assurer leur développement, à condition toutefois de savoir se mobiliser et de produire un plan stratégique bien argumenté (c’est par exemple l’objectif des diagnostics régionaux conduits en France : voir Prager 2008). La dimension régionale des politiques de compétitivité par l’innovation est clairement inscrite dans les orientations nouvelles de la Commission − depuis les années 2000. L’ancien paradigme de l’aménagement du territoire a été forte-ment ébranlé par la décision d’affecter une partie des fonds structurels à des opérations visant l’excellence technologique et l’innovation, ce qui revient à mettre les régions devant leurs responsabilités et leur devoir d’imagination. Une des questions qui se posent alors pour les régions qui ne sont pas idéalement dotées en actifs scientifiques et techniques, c’est de définir une stratégie réaliste de développement territorial sans disposer, au moins dans un premier temps, de ces puissants leviers que peuvent être les programmes technologiques européens (et nationaux). C’est là qu’un concept élargi d’économie de la créativité peut servir de piste de réflexion. L’absence d’actifs scientifiques et technologiques notables, en équipements et compétences, n’est pas un handicap indépassable si l’on découvre et met en œuvre d’autres leviers possibles du développement territorial, comme un patrimoine culturel particulier, des richesses environnementales, des « industries » créatives émergentes, etc. Mais l’esprit d’entre-prise doit être présent, tout autant dans ces domaines que dans les industries de pointe. Et la cohésion sociale ne peut qu’être un facteur favorable à ces expériences innovantes car toute innovation reste une activité risquée et passe par la confiance entre acteurs.
Morgan (1997) conclut ainsi son article sur la « région apprenante » : « Rather than dismissing regional innovation policy for not addressing the problems of social exclusion, (it is) far better to think of a repertoire of policies which affords parity of esteem to economic renewal and social justice ». Il nous semble qu’en effet il doit y avoir complémentarité dans les politiques de développement entre objectifs de compétitivité et de cohésion et ce, dès le niveau régional. De plus, il ne s’agit pas de faire d’une politique l’adjuvant de l’autre, mais autant que possible de concevoir des actions intégrant les deux aspects qui se renforcent mutuellement.
Éléments de bibliographie :
Héraud, Jean-Alain (2003). « Regional Innovation Systems and European Research Policy : Convergence or Misunderstanding ? », European Planning Studies1(1), 44-56.
Héraud, Jean-Alain (2009). « La gouvernance multi-niveaux de la recherche et de l’innovation dans les régions françaises », in J-P. Leresche, Ph. Laredo et K. Weber (eds.), Recherche et enseignement supérieur face à l’internationalisation. France, Suisse et Union européenne, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne.
Morgan, Kevin (1997). « The Learning Region : Institutions, Innovation and Regional Renewal », Regional Studies31(5), 491-503.
Mensch, Gerhard (1979). Stalemate in technology : innovations overcome the depression, Ballinger Pub. Co, Cambridge, Mass..
Prager, Jean-Claude ( 2008). Méthode de diagnostic du système d’innovation dans les régions françaises, Agence pour la Diffusion de l’Information Technologique (ADIT), Étude réalisée pour le compte de la Direction Générale des Entreprises, Ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi, avec le soutien de l’Union européenne.
Schumpeter JosephAlois (1942). Capitalism, Socialism and Democracy, G. Allen & Unwin Ltd., London. (Traduction française : Payot, 1969).
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